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Critique de JustAWord


En ce début d'année, les éditions Actes Sud et leur collection Exofictions font un pari osé, celui de traduire en français le roman de science-fiction de l'auteur égyptien Mohammad Rabie. Cet ingénieur de formation a déjà connu les honneurs de la langue de Molière avec la parution en 2019 de la bibliothèque enchantée chez le même éditeur.
Avec Trois saisons en enfer (titre français d'Utarid/Otared, qui signifie Mercure en égyptien), l'écrivain change radicalement de registre et livre un catharsis du traumatisme égyptien post-2011 après la révolution du papyrus ayant conduit au départ d'Hosni Moubarak avec la fameuse occupation de la place Tahrir devenu un symbole du Printemps Arabe.
Et pour le lecteur français, c'est une brutale descente aux enfers…

L'Égypte occupée
À la façon de Cartographie des Nuages de David Mitchell, le roman de Mohammad Rabie croise trois époques en scindant à chaque fois son récit au milieu avant de poursuivre.
Mais avant d'arriver en 2025, Trois saisons en enfer annonce la couleur en racontant la macabre découverte de l'inspecteur Otared dans un appartement du Caire où un père de famille a sauvagement assassiné sa propre famille avant de les découper progressivement pour les faire manger au grand-père grabataire survivant du massacre jusqu'à ce que mort s'ensuive. Ce fait divers atroce ne trouve pourtant aucune véritable autre motivation qu'une perte totale d'un élément central pour le récit à suivre : l'espoir.
Immédiatement après, changement d'époque. En 2025, l'Égypte est occupé et l'inspecteur Otared a intégré la résistance. Depuis la Tour du Caire, il élimine les cibles désignées par ses supérieurs…et parfois bien davantage.
Les Chevaliers de Malte ont débarqué sans prévenir, peuple sans patrie et sans terre, organisés et tout-puissants. Avec la prise de contrôle de l'Égypte, la population s'est résignée, l'armée s'est dissoute et seuls les anciens policiers ont décidé de prendre les armes pour repousser l'envahisseur.
Mohammad Rabie nous transporte donc dans le futur et pose de façon improbable cette histoire d'envahisseurs étrangers (symbole d'un Occident de plus en plus interventionniste) qui scinde littéralement la capitale en deux (à la façon des territoires Palestiniens ou de la capitale Libanaise bien des années plus tôt). Cet élément quasi-fantastique n'est qu'un prétexte pour illustrer les conflits intérieurs qui agitent une nation en perte totale de repères et d'un homme qui tombe dans une spirale de violence et de folie.

Sheitan
Personnage central de Trois saisons en enfer, Otared joue le rôle du double littéraire de Mohammad Rabie, un homme désabusé et au bord du gouffre qui constate l'échec politique et social d'un pays tout entier.
Le monde de 2025 dans lequel évolue Otared ressemble à un véritable enfer à ciel ouvert. Les snipers tuent au hasard (échos des tueries aveugles de la révolution égyptienne de 2011), les habitants se défoncent au karbon, une substance qui les déconnecte de la réalité, les femmes se prostituent et subissent de plein fouet la sauvagerie masculine, les actes de barbarie se multiplient, les suicides publics sont choses courantes tout comme les lapidations et les pendaisons.
L'Égypte est devenu une chose horrifiante et tétanisante.
Cette violence extrême se retrouve dans les mots et les scènes dépeintes par Otared. le lecteur a d'ailleurs tout intérêt à avoir le coeur bien accroché car rien ne lui est épargné, du viol à la torture, de l'assassinat de masse à l'amputation. Trois saisons en enfer devient une litanie d'horreurs qui ne semble avoir aucune limite.
Cette tendance continue à s'affirmer au fur et à mesure des pérégrinations d'Otared et de son angelot mécanique (un petit drone mécanique à l'allure de scarabée).
Un nom à double-tranchant qui renvoie à la fois à la planète Mercure, la plus proche du Soleil et donc la plus chaude, première à subir les affres du Soleil, et au Dieu romain, messager pour les autres dieux et voyageur invétéré.
Le voyage, il y en aura dans Trois saisons en enfer. Dans le Caire tout d'abord que Mohammad Rabie explore de fond en comble, des tréfonds d'un tunnel transformé en cour des miracles infernales jusqu'au sommet de la Tour du Caire d'où tombe le châtiment aveugle des Dieux.
Puis, alors qu'Otared accomplit le massacre destiné à pousser ses concitoyens à la révolte, l'auteur change d'époque.

En quête d'espoir
Nous voici en 2011, durant la révolution égyptienne proprement dites et où Insal, un père de famille, découvre Zahra, une petite fille de 4 ans dont le père a disparu. Bien décidé à retrouver sa famille, Insal finit par faire la tournée des morgues et des hôpitaux du Caire en compagnie de la gamine pour identifier son père. Plus courte mais pas moins glauque et extrême, cette partie retranscrit plus frontalement la violence et le faux-espoir qui saisit la population égyptienne convaincue qu'elle va tout changer pour le futur sans voir qu'un nouvel enfer se prépare. S'ensuit une dernière époque, 1063, où l'on suit l'étrange procession de la population cairote à l'annonce de la mort d'un martyr qui ressuscite et annonce que l'Égypte est désormais en Enfer.
Vous l'aurez rapidement compris, le roman de Mohammad Rabie n'épargne rien à son lecteur et se concentre sur un message clair : « L'espoir est une illusion, une autre façon de faire souffrir les hommes ».
Constatant l'échec de la révolution égyptienne et la violence hallucinante des hommes, Mohammad Rabie n'en finit pas de déchoir l'être humain de son humanité et de transformer le Caire en un lieu d'horreurs et de violence.
Privé d'espoir, l'homme s'autorise tout, la réalité n'ayant plus cours pour lui, le crime devient une banalité, le viol un moyen, le meurtre un échappatoire.
Brutalement lucide à l'envers de l'armée, de la police et du gouvernement égyptien, l'écrivain l'est également à l'égard de la population manipulée et suppliciée.
Le problème, c'est que la longue litanie d'horreurs finit par lasser.

Des horreurs, encore et encore et encore…
En effet, après des fulgurances incroyables (de l'artiste qui met en musique le massacre de milliers de porcs à coup de tuyau métallique en passant par l'énumération des victimes d'Otared qui transforme une place cairote en charnier à ciel ouvert), Mohammad Rabie tourne à vide et en boucle. Une fois la partie sur 2011 et Insal/Zahra refermée, l'auteur n'a plus rien à dire d'autre que « nous sommes en enfer et l'espoir n'a plus lieu d'être ». Les quatre-vingts dernières pages n'apportent strictement rien à l'affaire si ce n'est achever les derniers personnages et moissonner les dernières âmes du récit. le départ des Chevaliers de Malte arrive comme un cheveu sur la soupe (et montre bien que ce prétexte ne servait qu'à mettre en scène la détresse des égyptiens face à leur nation estropiée) et Otared réalise que ses supérieurs n'ont aucune idée de l'horreur qui se répand dans les rues de la capitale.
Lassant et pénible dans son dernier tiers, trop extrême par moment, tellement que l'auteur semble tomber dans une violence gratuite juste pour illustrer un propos pourtant déjà maintes fois énoncé, Trois saisons en enfer se trompe et s'étouffe.
Dommage car le roman n'en reste pas moins une expérience extrême et singulière, une façon de dire l'échec de la révolution à la manière d'un Volodine et l'absence total d'espoir pour les peuples arabes. Notons d'ailleurs la façon atroce d'aborder la femme dans cette histoire, prostituée, violée, torturée, comme si la première victime de la chute des règles sociales et de la libération des pulsions masculines étaient déjà connue par avance. Les multiples viols et agressions commis durant la révolution égyptienne ne sauraient d'ailleurs donner tort à l'auteur.

Livre étrange et extrême, Trois saisons en enfer porte bien son nom. Roman-catharsis, apocalypse de l'homme et du monde qui l'entoure, le récit de Mohammad Rabie dit le désespoir d'un peuple et les conséquences sur l'homme d'un avenir sans lumière. Certainement trop extrême et trop redondant au final, il n'en reste pas moins une fascinante expérience pour le lecteur à l'estomac bien accroché.
Lien : https://justaword.fr/trois-s..
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