Racine Jean – "
Britannicus" – Folio classique, 2015 (ISBN 978-2070466627)
Cette tragédie est axée sur un personnage historique, l'empereur romain Néron qui régna de 54 à 68 ap. J.C., resté dans la mémoire collective comme l'un des pires tyrans de l'histoire du monde occidental. Racine choisit de le montrer non pas à la fin de sa triste vie, mais au moment où, après un début de règne fort prometteur (période pendant laquelle il est encore sous l'influence de son précepteur
Sénèque, son mentor Burrus et sa mère Agrippine), il s'empare réellement du pouvoir pour commencer à sombrer dans une folie sanguinaire. En effet, l'auteur n'a aucunement besoin de s'étendre sur les exactions les plus marquantes jalonnant cette fin de règne (comme par exemple les persécutions contre les chrétiens ou l'incendie de Rome), puisqu'à son époque, tout aristocrate (son public prioritaire) un tant soit peu éduqué connaît son histoire romaine sur le bout des ongles.
Le trait de génie de Racine consiste donc à illustrer le moment où le pouvoir bascule, en mettant en scène un affrontement entre deux monstres : Agrippine, la mère qui a probablement assassiné son mari, l'empereur Claude, pour écarter l'héritier légitime
Britannicus et imposer ce Néron, qui va justement éliminer toutes celles et tous ceux qui l'ont porté au pouvoir, comme tout dictateur qui se respecte. Pour faire bonne mesure, il ajoute le fourbe Narcisse…
Je me limite ici au suivi de l'affrontement entre Agrippine et Néron, mais il convient aussi d'apprécier la subtilité des intrigues parallèles (la fourberie de Narcisse, le retournement de Burrhus, l'idylle entre
Britannicus et Junie etc).
Agrippine ouvre le récit, ses lamentations et sa rage alimentent tout l'acte premier : elle connaît bien son fils (vers 35-38) :
« Il se déguise en vain. Je lis sur son visage
Des fiers Domitius l'humeur triste, et sauvage.
Il mêle avec l'orgueil, qu'il a pris dans leur sang,
La fierté des Nérons, qu'il puisa dans mon flanc. »
La césure des vers 37 et 38, juste à l'hémistiche, donne une force dramatique typiquement racinienne.
Le portrait d'Agrippine se précise aux vers 90-96 (voir citation). Elle décèle sa prochaine chute dans une anecdote narrée en douze lignes magistrales (vers 99-110) et démasque la manoeuvre de Néron (vers 249-250 puis 275-276)
« À ma confusion Néron veut faire voir / Qu'Agrippine promet par delà son pouvoir. »
« Et qui s'honorerait de l'appui d'Agrippine / Lorsque Néron lui-même annonce ma ruine ? »
Burrus esquisse la problématique de l'opposition entre la personne privée et la personne publique de l'empereur (vers177-182) puis de Junie (vers 239-244).
Néron, clé de voûte de la pièce, n'apparaît pas avant l'acte deux, scène deux. Et par quel biais ! Racine nous le présente sous le pire éclairage, celui du sadique tombant amoureux de sa victime, qu'il sait éprise d'un autre, qu'il persécute, qu'il aperçoit dans un moment où elle s'abandonne aux larmes et au désespoir qu'il a lui-même provoqués (vers 386-406 voir citation), le tout culminant dans le vers 402 :
« J'aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler. »
et le désordre de la passion se reflétant dans le désordre rythmique des vers 405-406 :
« Voilà comme occupé de mon nouvel amour
Mes yeux sans se fermer ont attendu le jour. »
Encouragé par le fourbe Narcisse, Néron poursuit en évoquant la nécessité de répudier son épouse légitime
Octavie (vers 462-482), mais avoue qu'il tremble encore lâchement devant sa mère Agrippine (vers 483-510 voir citation). Il se promet au moins de se venger sur
Britannicus (vers 522) : « que je lui vendrai cher le plaisir de la voir ».
Pour couronner cette présentation du personnage en son intimité, Racine lui fait prononcer une déclaration d'amour, qui est d'une goujaterie abyssale (acte II, scène 3, vers 527-572), témoigne de son mépris de la parole donnée à
Octavie (vers 595-598 puis 619) et ne peut qu'horrifier la vertueuse Junie (603-610) : à l'époque de Racine, la parole donnée ne se reprenait pas, et le divorce était totalement incompatible avec une noblesse fondée sur la lignée ; le mot revêt alors une force insoupçonnable aujourd'hui.
Au passage, l'auteur glisse une de ces remarques aussi cruelles que réalistes destinées à ses contemporains (vers 641-642) :
« Absente de la cour je n'ai pas dû penser,
Seigneur, qu'en l'art de feindre il fallût m'exercer. »
Ce deuxième acte se termine par une scène d'une cruauté psychologique confinant au sadisme, Néron intimant à Junie l'ordre d'éconduire
Britannicus, sous peine de le tuer si elle n'obéit pas, d'ailleurs il écoutera leur entrevue en se dissimulant (vers 661-746). Après quoi il explose de rage et de fiel (vers 747-756 voir citation). Noter combien la similitude de rythme des vers 755-756 (sextolet, triolet, triolet) renforce leur puissance évocatrice.
C'est Agrippine qui ouvre l'acte trois, encore plus rageuse que dans l'acte premier à l'idée que Néron puisse élever Junie au rang d'impératrice en lieu et place de cette
Octavie qu'elle avait choisi – avoue-t-elle – précisément pour la voir s'effacer devant elle (vers 879-892).
Suit une confrontation entre le couple
Britannicus-Junie et Néron, qui exaspère encore le ressentiment de ce dernier envers sa mère. Fort habilement, les intrigues mêlées dans ce troisième acte (il faudrait les disséquer une à une) vont amener la confrontation directe entre Néron et Agrippine, qui ouvre le quatrième acte.
Dès la scène deuxième, la confrontation éclate : Agrippine confesse sans vergogne ni repentir les crimes qu'elle a commis pour asseoir son fils Néron sur le trône impérial (vers 1115-1222), le plus dur résidant probablement dans la concession énoncée au vers 1129 :
« je fléchis mon orgueil »,
et le constat à la construction grammaticale sinueuse pendant trois vers aux sonorités sourdes, aboutit au quatrième vers d'une formulation nette et claire se terminant par un son «è» à la sonorité claironnante (vers 1197-1200)
« du fruit de tant de soins à peine jouissant
En avez-vous six mois paru reconnaissant,
Que lassé d'un respect, qui vous gênait peut-être,
Vous avez affecté de ne me plus connaître. »
Néron répond par une tirade moins longue (vers 1223-1257), mais d'emblée cinglante (vers 1227-1230) :
« Aussi bien ces soupçons, ces plaintes assidues
Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues,
Que jadis (j'ose ici vous le dire entre nous)
Vous n'aviez sous mon nom travaillé que pour vous. »
Avant de mettre habilement sa mère Agrippine dans la position d'accusée (vers 1254-1257) pour terminer en s'attribuant une posture magnanime (1295-1304) qu'Agrippine prend pour argent comptant.
Le spectateur est immédiatement informé de la fourberie de Néron, qui se confie à Burrhus : il veut éliminer son rival
Britannicus, sans pitié aucune. Burrhus tente une dernière fois de le ramener à la raison, dans une tirade (vers 1337-1385) qui devait trouver une forte résonnance auprès du jeune
Louis XIV encore fortement impressionné par la Fronde dont son père eut tant de peine à s'extirper. Hélas, Néron succombe aux flatteries du fourbe Narcisse.
L'acte cinquième s'ouvre sur la rencontre de Junie et
Britannicus : ce dernier, naïvement, croit en une réconciliation avec Néron, tandis que Junie tente de le détromper en dressant un tableau féroce des courtisans, dans lequel bien des contemporains de Racine devaient se reconnaître (vers 1521-1526 voir citation).
Agrippine croit un instant avoir retrouvé sa place (vers 1583)
«Il suffit, j'ai parlé, tout a changé de face.»,
mais elle est immédiatement démentie : Néron a bel et bien fait empoisonner son rival.
La pièce pourrait se terminer par la tirade d'Agrippine (vers 1673-1692), dont les deux derniers créent un lien avec le spectateur sensé justement connaître le sinistre renom de Néron :
«Et ton nom paraîtra dans la race future
Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.»
La pièce se termine, sans se terminer, le spectateur sait la suite (tout au moins à l'époque de Racine)…
Je n'ai ici retracé que l'intrigue principale, à grands traits, mais il convient – pour faire pleinement ressortir le côté magistral de cette pièce – d'apprécier également le tissu des intrigues secondaires qui viennent judicieusement, subtilement, alimenter et renforcer cet axe.
Cette pièce se lit et se relit inlassablement, tant elle fait écho – aujourd'hui encore – aux moeurs des puissants de ce monde… Depuis Néron, combien de Staline, combien d'Hitler ???