Tu vois comment on est, nous autres. Pas commodes, pas tant polis. C'est qu'on vit trop haut et trop à l'ombre, nous autres, parce qu'il y a trop de montagnes et qu'elles sont trop près de nous; ça nous donne mauvaise mine, on est comme des pommes de terre qui sont restées trop longtemps en cave; ça nous donne aussi l'humeur triste (...)
Ils écoutent encore, il n'y a rien que ce bruit au-dedans de vous qui va mourant et laisse venir à sa suite l'immense silence qui est sur le monde comme si le monde n'était plus; comme si on n'était plus au monde, comme si on était suspendu bien au-dessus de la terre dans le grand désert où les astres en tournant sont silencieux.
Et, là, il était arrivé devant ce qui, en temps ordinaire, était toute une vaste vue ouverte sur la vallée, toute une perspective de hautes montagnes, de pâturages, de forêts, de rochers, de névés, de glaciers solitaires avec le double versant des pentes qui se rejoignaient bien plus bas dans les profondeurs ; mais il n’en restait rien dans la perfection de la nuit qui n’avait même plus de couleur, qui était seulement la négation de ce qui est ; il n’en restait qu’une faible lueur, quelque chose comme une émanation ou une vague phosphorescence.
Il disait : " C'est le soleil qui est malade. Il n'a plus assez de vertu pour dissiper le brouillard. "
Vois-tu, les genoux, ça nous porte ; les genoux, c’est la charnière. Et, dans un pays comme le nôtre, tout en bosses et en creux, ça travaille, la charnière. Le mal se met aux places qui travaillent le plus. Par exemple, ceux qui boivent, c’est le coude. Ceux qui sont trop retenus d’argent, c’est les boyaux.
Il ne disait plus rien, il ne bougeait pas ; et il y avait ces deux grosses larmes qui avaient de la peine à descendre, tellement sa vieille peau était rugueuse et inégale.
Ils étaient les sept, ils sont arrivés sur l'arête. La neige en avait été balayée par les vents. C'est qu'ici ils ne sont contenus par rien, qu'ils soufflent du nord ou du sud. Eux se sont trouvés faire face à ce dos où les blocs, posés à la suite l'un de l'autre, ont eu soudain une couleur et une forme ; ils sont devenus gris et on voit qu'ils sont gris ; ils ne sont pas seulement gris, mais veinés et on voit leurs veines, et tachés et on voit leurs taches. Dans les vides qu'ils laissaient entre eux, un peu de neige était restée, on voyait la neige ; ailleurs on voyait la terre et il y avait aussi un peu de gazon jauni. Du jaune, du blanc, du gris, du brun.
C'est alors qu'Isabelle avait tendu le bras :
« Regardez là-bas, qu'est-ce que j'ai dit ? »
Ils s'étaient arrêtés. On la voyait maintenant, elle ; elle aussi, elle les voyait. On voyait la couleur de leurs visages, on voyait la couleur de leurs vêtements : les guêtres de Métrailler, les jambières de Tissières, la moustache de Julien Revaz ; et elle, ses joues joues brunes qui étaient dans leur milieu comme la pêche quand elle mûrit :
« Ça va être le beau temps. Souffle dans ton cornet, Jean, qu'ils nous entendent du village. Souffle comme à la caserne. Dis-leur : "Debout, les vieux, c'est le moment."... »
Jean a soufflé dans son cornet.
Alors on a vu le village renaître peu à peu à lui-même. De là-haut, ils l'ont vu ressusciter à la lumière (...)
[C.F. RAMUZ, "Si le soleil ne revenait pas", Mermod (Lausanne), 1937 — rééditions : éd. "L'âge d'Homme"(Lausanne) — Intégrale des Romans, coll. "La Pléiade", éd. Gallimard (Paris), 2005, tome 2, pages 1299-1300) — chapitre XIII]
Il a rempli les verres qui étaient vides. Ils ont bu, l'un et l'autre ; c'était un bon marc réchauffant. C'est une bouffée de chaleur avec un parfum qui vous descend par un tuyau jusque dans le ventre et par un autre vous monte dans la tête où elle vous dégèle les idées qu'on a.
Et dans le fauteuil il y avait le père Anzévui, parce qu'il était mort comme quand on s'endort, comme la lampe qui s'éteint faute d'huile, comme la fontaine qui cesse de couler par manque d'eau, comme se tait le son de la cloche quand le battant n'est plus en mouvement.
Si vous veniez d'où je viens, vous auriez le soleil écrit sur la figure, parce qu'il va durer, il dure, on ne connait pas l'hiver là-bas, c'est lui qui renoue par-dessus l'hiver le temps où les feuilles de la vigne sont rouges ou jaunes avec celui où les souches pleurent serré et mouillent la terre sous elles, tellement il leur sort d'eau par le travers des bois taillés...