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Critique de Zebra


Zebra
16 novembre 2012
« le monde à l'endroit » de Ron Rash est un superbe roman noir.

D'un côté, vous avez une nature inviolée, propre, douce, intègre, grandiose, majestueuse, lumineuse et somptueuse : les Appalaches dans toute leur couleur et leur magnificence. D'un autre côté, vous avez des femmes et des hommes marqués par une vie personnelle très contrastée et par un passé mystérieux, pas toujours glorieux, celui de la guerre de Sécession. Ron Rash nous dépeint un monde, ni à l'endroit, ni à l'envers, où la lumière et l'obscurité côtoient la réalité et ses fantômes d'un autre temps, où l'ingéniosité côtoie la méchanceté et la perversité, où l'envie de vivre côtoie le renoncement et le désespoir.

De cet univers particulier du Middle West, Ron Rash nous montre l'homme comme pur produit d'une histoire personnelle et collective, mais aussi comme être modelé par la nature dans laquelle il évolue. La guerre de Sécession a déchiré le peuple américain : les cicatrices apparaissent à fleur de peau des hommes et des femmes d'aujourd'hui. Par ailleurs, le sol américain regorge, malgré eux, de vestiges et de marques innombrables qu'on ne peut effacer (une paire de lunettes par-ci, des morceaux de visière militaire par-là, des boutons de veste, des éclats de crosses de fusil …). Pour les jeunes et les moins jeunes d'aujourd'hui, se pose la question de la responsabilité trans-générationnelle. Ron Rash ne nous propose pas de réponse à cette question : il attire seulement notre attention sur une situation qui touche l'Amérique et le monde contemporain.
L'Amérique sociale d'aujourd'hui ? Un « melting-pot » où le riche côtoie le SDF ou le quart-monde en sursis : dans cette Amérique là, les marginaux cherchent à survivre, quitte à s'adonner à un commerce louche pour ne pas dire illégal (vente de drogues dures et de pilules, contrebande, racket …), un fléau qui irrigue la société contemporaine. Dans ce contexte, certains américains essayent de s'en sortir (Travis va tenter de passer son GED ; Léonard va subitement décider d'arrêter de dealer), dans une démarche très « Yes ! we can » ou plutôt « Yes ! we go ».
Ron Rash nous montre également une Amérique agricole, loin des centres urbains et de son hyper consommation. On y voit des paysans rudes (Carlton Toomey sait user de son scalpel dès lors qu'une faute doit être réparée) mais simples, attachés à leurs racines et peu enclins à toute remise en cause (pour ne pas dire à toute contestation, y compris à la remise en cause de l'autorité parentale) On y trouve des amours campagnardes assez loin des images « peace and love », des amours toutes en retenue (ainsi, Lori ne voudra pas coucher avec Travis tant qu'ils ne sont pas unis par les liens du mariage). On y trouve une Amérique où la femme n'a pas le beau rôle : la mère de Lori, la femme de Léonard, mais aussi Déna sont à leur façon des exemples évidents de femmes que la vie a bousculées. Lori ne veut pour rien au monde ressembler à sa mère : elle fait donc des études pour se sortir de son milieu social et de la condition qui l'attend. Kéra, la femme de Léonard, profite d'une faute de son mari pour le quitter et emmener leur fille en Australie : Léonard s'est fait pincer par la police qui a découvert de la marijuana dans sa voiture, marijuana qu'un élève avait planquée « en échange » d'un zéro reçu à un devoir sur table pour cause de tricherie. Déna, qui est hébergée dans le mobile-home de Léonard, est ravagée par une vie de drogues et de nuits passées dans des motels minables.
« le monde à l'endroit » nous montre également la difficulté de construire et d'entretenir une relation satisfaisante entre un père et son fils. Travis vit chez ses parents qu'il aide dans leur production de tabac. Chétif, il envie son père, lequel le jalouse (puisque le fils a la chance de pouvoir orienter sa vie vers un avenir plus prometteur et moins dégradant) et le rejette. du coup, Travis veut tout envoyer promener, contestant cette autorité parentale et retournant « jouer le caïd » au sein d'une bande d'adolescents que la rudesse, la vantardise et les manifestations de violence, n'effraient plus dans la mesure où elles font partie intégrante de leur fonctionnement au quotidien..
Dans ce bout d'Amérique, la musique – et notamment le gospel – fait bien plus qu'adoucir les moeurs : elle permet au mal (en l'occurrence, à Carlton Toomey) d'avancer masqué, travesti, sous les apparences de la douceur, de la générosité et de la réconciliation avec autrui : lors de la fête foraine, aidé par des proches, le vieux Carlton Toomey, 1 m 90 et 140 kg, monte sur l'estrade et se met à chanter le gospel, arrachant des larmes aux yeux de la foule attendrie ! Mais c'est le même Carlton Toomey qui, froidement, avait tranché le talon d'Achille de Travis après l'avoir surpris à couper quelques plants de cannabis dans sa propriété.

Les personnages du roman sont riches en couleurs :
Travis, intelligent, obstiné et ambitieux, révolté contre son père, désireux d'être considéré par Lori et par la société comme un adulte à part entière, souhaitant décider de son destin.
Léonard, ex-prof « baba cool », reconverti après une sordide affaire de tricherie aux examens (voir plus haut) en dealer de dope, ayant perdu sa femme Kéra et sa fille Emily, accompagné dans sa vie par Déna, une femme qui vit avec lui dans un mobile-home vraiment crade, au plancher et au toit vermoulus, planqué au milieu de nulle part.
Déna, ravagée par l'alcool, la marijuana et les qaaludes, offrant son corps à tout homme qui pourra lui apporter sa ration de dope ; une loque humaine au grand coeur, se prenant d'affection pour Travis, lequel vit avec Léonard et avec elle dans ce mobile-home.
Hubert et Carlton Toomey (le père et le fils), des paysans rudes et simples, cultivant la marijuana, jouant les racketteurs et terrorisant de temps en temps ceux qui auraient des velléités d'autonomie.
Shank et Wesley, adolescents ratés, adeptes de la défonce (alcool, drogue) et de la déconne, sur fond de vie insipide et sans réel avenir.

Les massacres perpétrés lors de la guerre de Sécession ne sont qu'à peine esquissés dans ce roman, en tout cas avec pudeur et retenue : ils n'apparaissent qu'en toile de fond. Ron Rash aurait pu se dispenser de les évoquer mais il tenait à montrer que l'histoire joue un rôle dans la construction identitaire de chaque individu, qu'elle est un marqueur trans-générationnel. Ron Rash ne nous apprend d'ailleurs pas grand chose sur cette guerre : les historiens resteront donc sur leur faim !

La nature est magnifiquement décrite dans ce roman, avec poésie et simplicité, pour ne pas dire avec candeur et naïveté. L'écriture est directe, certainement pas alambiquée : le lecteur « voit » se dérouler les images précises d'un film riche en couleurs, plein de sonorités (le bruit de l'eau, des branches qui craquent …) et d'odeurs (le tabac imprégné de goudron, l'herbe mouillée …). Un scénario propre, un réel suspense (même si la tension n'est pas extrême), une fin assez inattendue. Certains lecteurs considèrent que ce roman n'a rien d'original, signalant qu'il y a déjà pléthore d'excellents romans américains où l'on trouve la nature, la pêche à la truite, les forêts, les marginaux, les flics plus ou moins corrompus, la drogue, les ados, l'Amérique du Middle West, etc. Certes, mais la « patte » de Ron Rash vaut le détour. Voyez par vous-mêmes : une petite sortie de route et le monde se met subitement à l'endroit. Je ne vous en dis pas plus …
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