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Citations sur Qui se souvient des hommes... (20)

Le bonheur est un mot qui n’existe pas dans la langue des Alakalufs, ni aucun vocable similaire. On a faim ou on est rassasié, on est malade ou bien portant, on a chaud ou on a froid, on se serre les uns contre les autres sous la peau de phoque, dans la hutte, et de cette chaleur animale de la chair naît une sorte d’apaisement de l’âme qu’on partage sans l’exprimer. Mais le bonheur ? On rit quelquefois, on chante, mais comme cela ne dure jamais et se paye ensuite chèrement, les Alakalufs ne l’ont pas défini par un mot. En revanche ils en ont cent pour exprimer l’angoisse.
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L’accueil varie d’un navire à l’autre, mais il est rarement malfaisant. Tout en s’amusant d’eux, on reste compatissant. Pour les passagers des paquebots, une distraction et une bonne action. On reçoit les sauvages à la salle à manger et on leur sert des plats de viande, du pain. On se tord de rire à les voir assis sur des chaises, nus, s’empiffrer avec leurs doigts et préférer à l’eau le vin qu’ils avalent goulûment à la bouteille, mais on est ému à l’idée qu’au moins ils mangent à leur faim, ces malheureux ! Les dames écrasent une larme. La forte odeur de leurs invités rappelle un peu celle du cirque. Cela fait aussi partie du spectacle. Puis on les emmène au salon. Parmi les velours cramoisis, les banquettes capitonnées, au milieu de tous ces passagers élégants, on se dit : « Mon Dieu qu’ils sont laids ! » Quelqu’un se met au piano, car on le sait sur les paquebots de la ligne : « Music sooths the savage breast », ainsi que l’a écrit Shakespeare. À chaque occasion, cela ne rate pas, c’est le clou du numéro, l’un de ces sauvages plonge la tête dans l’instrument pour regarder s’il y a quelqu’un dedans et n’y trouvant personne prend un air si ahuri que cette fois c’est de rire qu’on pleure. Ensuite on les prend par la main et on les fait danser. La farandole avec les sauvages est une des spécialités de la Cunard South America line. Passagers et sauvages mélangés, un tout nu pour un habillé, tout le monde est d’une gaieté folle, mais bien évidemment chacun ignore que les Alakalufs miment la gaieté qu’ils n’expriment jamais de cette façon, et d’ailleurs ils ne sont pas gais. Pourquoi le seraient-ils ? Ce qu’ils éprouvent, nul ne le sait : une pause dans l’écrasant ennui inconscient d’une vie qui a perdu tout sens au contact des étrangers. Mais les passagers, de bonne foi, pensent qu’ils ont apporté un peu de joie dans l’existence de ces malheureux… À la fin, il faut les pousser dehors. Sur le pont on procède au troc. Tabac et alcool sont de fortes monnaies d’échange. Les sauvages n’y résistent pas, jusqu’aux colliers de boutons de leurs femelles qu’ils cèdent pour quatre paquets de tabac alors qu’ils les avaient acquis autrefois contre les peaux de loutre ou de ragondin qui étaient leurs seuls vêtements, ou contre leurs femmes elles-mêmes. On leur fait aussi des cadeaux, « alakaluf, alakaluf », des boîtes de conserve vides, quelques pains, une bouteille. Chacun va fouiller le fond de ses malles. Tandis qu’ils embarquent dans leur canot, vieux pantalons, gilets déchirés, chapeaux défoncés, robes hors d’usage pleuvent sur leurs têtes.
Vient l’instant de la séparation.
Le canot déborde lentement de la haute coque du navire. Chacun se penche à la lisse. Sa taille paraît dérisoire, écrasée par l’hostilité ambiante. On fait silence. On s’aperçoit qu’on a trop ri et qu’on n’aurait pas dû tellement rire. À grands coups d’aviron les sauvages regagnent le pays de la détresse. Des enfants se tiennent au fond du canot, accroupis devant un maigre feu de bois qui fume plus qu’il ne chauffe sous la neige. Les regards ont de la peine à se déprendre. Ceux des Indiens, à ce moment-là, expriment une mélancolie animale insoutenable. Puis le fil invisible se rompt. Cela ne fait aucun bruit, sinon au fond de l’âme de chacun où éclate silencieusement le tumulte que produit la fission du temps.
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Dieu seul sait combien de fois de siècle en siècle la même scène s'est répétée, combien de fois ils ont été sur le point de périr jusqu'au dernier, devant combien de peuples ils ont dû reprendre la route chaque fois qu'ils se croyaient sauvés, des peuples toujours plus nombreux et plus forts, servis par des divinités puissantes, des étrangers qui les méprisaient et ne leur faisaient jamais de quartier parce qu'ils les trouvaient petits et laids, inutiles, moins dignes de vivre qu'un animal. Enfin, Dieu seul sait combien de fois et après combien de massacres s'est élevé de leurs rangs clairsemés le grand chant de lamentation, celui qui ne s'adresse à personne parce qu'il n'existe aucun dieu pour l'entendre, et tisse sous les arceaux des tchelos, de cœur à cœur, un réseau de tristesse et d'angoisse qui est le seul élément familier propre à ce peuple abandonné. "Akwal aswal Yerfalay", le chant du monde...
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Adossé contre la paroi, un cadavre les observe de ses yeux morts. C'est un homme de petite taille, avec de courtes jambes arquées, des cheveux longs très noirs, le front fuyant, la fente des paupières oblique, le nez court et épaté au-dessus d'une large bouche à grosses lèvres. Il est très laid et commence à se décomposer. Plantés dans les trous du rocher, des piquets peints en rouge forment un cercle autour de lui. Des armes sont posées à ses pieds, un bâton pointu, une massue de pierre, un harpon d'os. Il s'appelle Taw, père de Lafko. Les marins se signent et s'enfuient.
La fin du monde est habitée !
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Les Alakalufs, en ce dernier tiers du XIXe siècle, ne sont pas encore très différents de ceux qu’avait aperçus Magellan. Ils s’enduisent toujours le corps de graisse de phoque qui les protège mieux du froid que les défroques européennes qu’on leur jette et qu’ils n’enfilent que par coquetterie, pour ressembler aux étrangers. De toutes les langues qu’ils entendent, l’anglais et l’espagnol surtout, ils n’ont retenu aucun mot. Toujours fascinés par les miroirs, les boutons, les perles de verre, à présent les allumettes dont ils grattent des boîtes entières, comme des enfants, mais point du tout par la fumée qui sort de la cheminée du bateau, le bruit et les vibrations de la machine, l’éclairage au pétrole, les treuils à vapeur et bien d’autres perfectionnements qu’ils ne comprennent pas davantage que la propulsion à voile, naguère, et qui restent hors de leur entendement. Ce sont des hommes du paléolithique. L’aussière que du pont du navire on leur lance afin qu’ils y amarrent leur canot accomplit dans la seconde même une trajectoire de milliers d’années. De là sans doute l’émotion que finissent toujours par éprouver les voyageurs les plus endurcis.
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"Le ciel se brise en pluie d'étoiles dans un vacarme d'épouvante. La nuit resplendit d'éclairs rouges et de lueurs de feu. Les glaciers fondent. Les montagnes se fendent. Réfugié au bord de sa grève, sur le dernier coin de sable encore sec, Lafko voit passer des vagues énormes charriant des carcasses de navires comme si une tempête formidable avait arraché du fond des mers toutes les épaves des temps anciens.
[ ... ]
Tout est calme désormais. Lafko marche sur des nuages, environné de silhouettes blanches qui lui font escorte par milliers et dont le ciel est entièrement peuplé. Enfin, une voix lui dit :
" Te voilà. Sois le bienvenu chez toi, Lafko. C'est vrai que tu es petit et laid, que tu as l'intelligence misérable, que tu sens mauvais, que tu es sale.
" Mais vois comme tu me ressembles "
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« Te voilà. Sois le bienvenu chez toi, Lafko. C'est vrai que tu es petit et laid, et que tu as l'intelligence misérable, que tu sens mauvais, que tu es sale. » « Mais vois comme tu me ressembles... »
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Dieu a créé l'homme a son image, mais cela, Lafko ne le sait pas. Dieu le lui avait toujours caché. Le petit bonhomme linéaire maladroitement gravé sur cette pierre pour le premier de tous les Lafko au début de la longue route, c'était la marque inspirée de Dieu, le signe adressé au seul Lafko, élu parmi les milliards d'êtres humains qui peuplent la surface de la terre, mais Lafko n'a jamais décrypté le message. Simplement, il a fait confiance à quelque chose qu'il ignorait et dont il n'avait aucune idée.
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"[...] les Kaweskars sont de prodigieux imitateurs de voix, mais ne s'attachent pas au sens des mots si c'est un étranger qui leur parle. Même lorsqu'ils auront assimilé quelques rudiments d'espagnol - aucun concept, seulement des sons pour désigner des choses pratiques -, ce ne sera qu'une mécanique sans rapport vrai avec leur pensée. Une incommunicabilité instinctive. Un refus définitif. Le premier de tous, Lafko refuse. Il renvoie les mots comme une balle, comme un objet qu'on ne veut pas, dont il faut se débarrasser vite sous peine de quelque maléfice."
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Les grands canots portaient dix personnes, une famille et quelques isolés pour faire nombre. Le père était le chef et au dessus du père il n'existait pas d'autre chef. Ils ne formaient pas une nation. Même pas un peuple. A peine des clans, c'est-à-dire des additions de bras nécessaires à la manœuvre d'un canot. Combien de canots autrefois ? Qui l'avait jamais su... Peut-être une centaine. Au détour d'une île, parfois on se rencontrait. On s'appelait par des feux de fumée. Dans certains chenaux mieux abrités qui servaient de lieux de rendez-vous, ou bien à l'occasion de festins de baleine quand l'un de ces monstres s'était échoué, on se retrouvait à plusieurs canots. Pour un jour ou pour une heure, l'isolement était brisé. Chacun considérant les autres, ceux des autres canots, pour une fois se sentait moins seul et tous parlaient la langue des Hommes. On échangeait des nouvelles, on complétait les équipages au rythme des morts et des naissances, les mâles se choisissaient des femmes et puis l'on repartait. On poussait les canots à l'eau et la flottille se dispersait. C'était le destin. Il fallait sans cesse bouger, se remettre en mouvement, fuir les lieux les plus accueillants car Ayayema veillait.
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