"Si le juge était juste, peut-être le criminel ne serait pas coupable."
(
F. Dostoïevski, "
Les frères Karamazov")
Si vous avez déjà lu quelque chose de Raspoutine (à ne pas confondre avec son légendaire homonyme !), vous serez peut-être surpris par "
Vis et n'oublie pas" (ou plutôt "Vis et souviens-toi", en VO). On quitte le domaine de prédilection de l'auteur - les petites gens face à la modernisation de la campagne russe - pour revivre les derniers mois de la Seconde guerre mondiale.
A sa sortie en 1974, le livre a choqué la critique russe comme aucun autre. Raspoutine a osé voir la guerre avec les yeux d'un sale traître, un gars qui a perdu patience et toutes ses illusions sur la gloire militaire vers la fin de 1944, et a honteusement déserté. Nous sommes alors bien loin du point de vue d'un héros traditionnel (dont l'image a déjà été quelque peu ternie par le prisonnier A. Sokolov de
Mikhail Cholokhov), et le déserteur Andreï Gousskov achève la destruction de l'image glorieuse du héros de guerre, pour qui on construisait en grande pompe des monuments en béton.
Blessé, et après un long séjour à l'hôpital, Andreï estime avoir déjà suffisamment fait pour la patrie; c'est désormais au tour des autres. Bien sûr, ses supérieurs se fichent complètement de ses opinions, et le renvoient prestement au front. C'est à ce moment là qu'il décide que ce n'est pas lui qui va gagner cette guerre, et qu'il est plus que temps de rentrer à la maison, où l'attend Nastiona et ses parents Mikhéïtch et Sémionovna. Tant pis si on ne veut pas le laisser partir, il s'en ira tout de même !
Plus de six mois, il se cache dans les forêts autour d'Atamanovka, son village sibérien, et personne ne se doute de rien. Excepté Nastiona, qui s'en occupe et qui vole pour lui de la nourriture. Avec Nastiona, Raspoutine a créé une héroïne à l'image de la tragédie de la femme russe. Elle sait aimer comme nulle autre, et souffrir de la même façon.
Sa souffrance se transforme en désespoir quand elle tombe enceinte... de son propre mari. Quoi qu'elle dise au village, chaque mot pourrait signifier une erreur, déshonneur, et un grand danger pour l'un ou pour l'autre.
Entre-temps, la guerre est finie, les hommes reviennent, et Nastiona sait qu'Andreï ne sera pas parmi eux. Quand sa grossesse devient visible et qu'au village commencent à courir des rumeurs que son mari est un déserteur, il ne lui reste qu'une seule solution...
"
Vis et n'oublie pas" est un mémento que Raspoutine veut nous léguer. Il veut qu'on se souvienne des gens comme Andreï et Nastiona, que leur mémoire reste pour rappeler les horreurs de toutes les guerres, de la souffrance des soldats, et de la même souffrance, forte et profonde, de leurs femmes.
L'auteur ne juge pas le "crime" d'Andreï, il parle d'un souhait légitime de quitter l'enfer pour continuer à vivre avec ses proches. Seulement vivre.
Un livre inhabituel pour l'auteur, intemporel, et étrangement beau malgré l'horreur qu'il raconte. 5 étoiles.