Etoiles Notabénistes : ******
ISBN : inconnu en 1947, date à laquelle parut la nouvelle - Idem pour le recueil "
Le Livre des Fantômes" présenté en jaquette dans une édition de 1963 chez Robert Laffont
Rarement le précepte "faire du neuf avec du vieux" n'aura été aussi bien appliqué que dans le fantastique littéraire. Pourtant, tout aussi rares sont ceux qui, dans ce genre périlleux par excellence, parviennent à créer réellement quelque chose de nouveau avec ces mythes si anciens que sont les fantômes jouant des accords lugubres sur les maillons des chaînes dont les munit la Tradition, les vampires assoiffés du sang des humains et contraints de se protéger, par tous les moyens, des rayons du soleil, les loups-garous auxquels c'est la lune qui fait des misères, les zombies qui ont bien du mal à éviter le "gore" désormais si en vogue ... Et j'en passe.
Jean Ray appartient à cette race illustre de novateurs. Il a utilisé pratiquement tous les thèmes de la littérature fantastique et d'épouvante et il les a repris d'une manière telle que son style et sa façon de faire restent à jamais inimitables.
Le style, nous l'avons déjà dit ici ou là, ne casse pas trois pattes à un canard. Il se caractérise par une simplicité apparente et finalement aussi rusée qu'un agriculteur de l'Ancien temps, un franc-parler qui décoiffe parfois, et le recours fréquent à l'histoire emboîtée dans une autre histoire ou encore racontée, cela ne manque jamais, entre amateurs d'alcools - et notamment de whisky. Sans oublier les exclamations et les expressions assez excessives qui rappellent que
Jean Ray oeuvra, avec son "
Harry Dickson", dans un genre qui se rapprochait carrément du roman-feuilleton mi-policier, mi-fantastique, et qui n'était jamais en aussi bonne forme que lorsqu'il s'ébattait joyeusement dans l'Incroyable pur et simple. C'est un aspect que certains admirent, que d'autres aiment moins quand, encore, il ne les désolent pas.
N'empêche que, tout ça, c'est
Jean Ray et que nous ne saurions nous détourner, avec un snobisme imbécile, de certaines de ses créations les plus étonnantes puisque les renier, ce serait aussi renier quelques uns des plus épouvantables frissons que nous avons jamais éprouvés le soir, en lisant des nouvelles comme, par exemple, cette "Ronde de Nuit A Koenigstein", laquelle se fonde non pas, à proprement parler, sur le thème du spectre ou de la maison hantée, mais sur celui de l'esprit familier, en général lié à la famille des Anges - appelons un chat un chat - qui, sans accepter de se classer parmi les Déchus, se permet une certaine bienveillance envers ceux qui respectent sa volonté.
Or, la volonté de Maguth, puisque tel est le nom de cet esprit que met ici en scène l'auteur belge, c'est qu'on ne le dérange pas. Personne. Sauf en de rares exceptions, Maguth, véritable misanthrope de l'Au-Delà, aime la solitude. Il a pour habitude de se manifester sous deux formes : soit sous celle d'un habit bleu assez vif mais un peu vieillot, qui s'anime tout seul, soit sous la figure d'un petit homme pestant et de nature plutôt sanguine et désagréable. Quiconque le croise doit avant tout manifester son respect à l'entité avant de tourner les talons et de détaler à toutes jambes : demeurer dans le coin qu'à choisi Maguth pour résider un laps de temps indéterminé ne saurait vous attirer que des ennuis. Tâchez de vous en souvenir.
La nouvelle ici évoquée se déroule en Allemagne, en deux parties. La première - en guise de mise-en-bouche - raconte les aventures de l'un des héritiers du domaine de Koenigstein, Herr Dunkelwitz, qui eut maille à partir avec Maguth au point d'envisager un instant un exorcisme mais qui, sagement, préféra laisser la place libre à l'esprit qui ne souhaitait, en fait, que vivre bien tranquille dans son cher château, sans aucun humain autour de lui. Pour le récompenser de la compréhension dont il avait fait preuve en renonçant à le combattre, Maguth devait d'ailleurs rappeler à Dame Fortune de couvrir par la suite Herr Dunkelwitz de tous les bienfaits possibles et imaginables.
Qu'il se fâche ou pas, Maguth n'est pas mesquin.
Dans de telles conditions et le temps passant, le château de Koenigstein ne pouvait que tomber dans un état de délabrement tel que, à la fin du XIXème siècle, des spéculateurs bavarois y virent une sacrée bonne affaire. Ils rénovèrent les ruines et en firent un hôtel. En ces temps où la tuberculose sévissait dans tous les milieux, le climat de la Forêt-Noire, surtout en été, était souverain contre la maladie. En hiver, par contre, l'hôtelier fermait et l'on attendait le renouveau du printemps.
Mais cet automne-là, on était encore au mois d'octobre quand débarqua à l'Hôtel une douzaine de jeune gens bohèmes, venus d'Angleterre et qui effectuaient sans doute le "tour d'Europe" traditionnel qui était alors le lot des riches étrangers qui avaient des pères suffisamment aisés pour le leur permettre. La saison était anormalement douce. Les jeunes gens, avec l'insouciance de leur âge, s'installèrent sans autre forme de procès, et même lorsque l'hôtelier les prévint que, pour son compte, il préférait partir, ils n'en firent pas un drame et ils s'apprêtèrent, les inconscients, à passer à Koenigstein la froide saison qui s'annonçait. Après tout, il y avait provisions et vins et des chandelles en suffisance. Pour le chauffage, de bonnes réserves de bois. Tout pour plaire, pourvu qu'on tolérât quelques inconvénients saisonniers ...
La manière dont
Jean Ray nous fait part du mécontentement de Maguth, découvrant la volonté déterminée des jeunes gens de lui gâcher son bel hiver de solitude, est habile et non dénuée d'ironie. Cela se passe dans le grand salon, le soir, bien sûr, avec des bougies et des lampes allumées, salon où tous se sont réunis pour écouter l'un des douze leur lire le poème "Ronde de Nuit à Dumfries", écrit - mais sans doute inachevé - par un poète éminent que le jeune homme compte parmi ses ancêtres. Très sincèrement, nous ignorons si
Jean Ray avait connaissance des "
Dix Petits Nègres" d'
Agatha Christie lorsque lui vint l'idée de sa "Ronde de Nuit à Koenigstein" mais, bien qu'il ne comporte que quatre strophe, le poème qu'y déclame, non sans talent, Herbert Evans, le descendant du poète disparu imaginé par l'auteur belge, ne manquera pas de faire songer tous les amateurs à la fameuse comptine prise pour base par
Agatha Christie dans l'intrigue de son plus célèbre roman.
Par le biais de ses pouvoirs surnaturels, Maguth trouve le moyen de se glisser dans ce texte pourtant authentique qu'est la "Ronde de Nuit au Château de Dumfries" et d'y faire miroiter aux jeunes gens qui ont osé - sans le savoir, il me semble bien, d'ailleurs - s'opposer à son besoin de solitude hivernale, le sort qui les attend en punition de leur désinvolture.
Le reste ...
Le reste, il vous faut le lire. Surtout si vous n'avez jamais entendu parler de "Ronde de Nuit à Koenigstein". Telle quelle en effet et à notre humble avis, cette nouvelle appartient à la somme de petits bijoux que renferme l'intégrale de Ray. Vous ne devriez d'ailleurs avoir aucun problème à vous la procurer dans "
Le Livre des Fantômes", où elle sortit pour la première fois en recueil. Bonne lecture ! ;o)