Il n’existait qu’une seule façon de le savoir. Il avait étudié l’arithmétique, la mythologie grecque, les langues anciennes, l’escrime et tant de matières encore ! Mais aucune école n’apprenait à aimer de la manière la plus juste qui fût.
Une angoisse l’oppressa, s’articulant en lui et rampant dans chacune de ses pensées. Une obsession. Sans doute. La beauté pragmatique de lady Mill, sa physionomie hypnotique, sa voix indécise, pourtant mélodieuse, lui inspiraient une pleine confiance, mais c’était comme si une forme ombragée attendait dans son dos le moment opportun pour l’engloutir.
Le fiacre roulait toujours lentement et s’engageait dans un village que Griffin reconnut en ouvrant son rideau. Des chaumières et fermes s’organisaient en rues plus ou moins étroites, vagues sentiers de terre calcaire. Le clocher d’une église apparaissait en arrière-plan, ainsi qu’une école, et découpait le ciel d’un blanc éclatant. Près de l’entrée, un bureau de poste devant lequel on ne se bousculait pas. Les lieux, nichés au cœur des collines ondoyantes, respiraient la quiétude, ou plutôt l’ennui selon Griffin. Pareils à tout autre, ils proposaient le même paysage sauvage. L’Irlande possédait son charme, froid, farouche, vertigineux, mais de ce village ne se dégageait que la mélancolie.
C’était comme pénétrer une bulle où prédominaient le néant, la crainte, la douleur.
Il avait fait cirer ses souliers, demandé que l’on amidonnât son col de chemise avant de se contempler dans le miroir. Il avait fière allure, celle du parfait gentleman, mais son visage cadavérique, ses yeux vitreux, ses joues creusées et ses cheveux ternes le rendaient repoussant. Il arrivait parfois que les codes de l’aristocratie britannique lui échappassent, mais il s’en accommodait au prix de nombreux efforts. Sa sensation de ne pas appartenir à cette classe sociale grandissait avec les années, aussi s’interrogeait-il de plus en plus sur ses origines véritables. Sa mémoire défaillante ne l’aidait guère dans son entreprise. Il lui semblait que sa vie remontait à plus longtemps qu’il y paraissait. Combien ? Il n’aurait su le dire, mais cette sensation étrange ne le quittait pas.
Elle ressentait comme une douce sécurité à son contact, celle dont la privait un foyer qui ne prenait pas son mal très au sérieux. Sa gentillesse se lisait sur les traits harmonieux de son visage. Sans doute souhaitait-elle qu’on la remarque en compagnie d’un jeune homme ? Elle retint une moue. Elle se connaissait assez pour savoir que cet inconnu ne la laissait pas indifférente. Des frissons remontèrent le long de son dos à cette perspective nouvelle et terriblement excitante. Il flottait comme un parfum d’aventure. Cet individu présentait un charme certain et l’amusait sans rien demander en retour qu’une promenade d’hiver. Elle pouvait bien lui accorder cette faveur, après tout.
Être femme ne signifiait pas se comporter comme une bécasse ou une mal dégourdie.
Une fatigue presque continuelle la submergeait dès le lever. Le seul moment où elle profitait d’un peu de répit était en fin d’après-midi, après la sieste. Autrement, elle luttait contre le sommeil et il lui était difficile d’entretenir une vie sociale. De nombreux jeunes hommes cherchaient à la courtiser, mais par souci de discrétion, son père, lord Mill, leur refusait toute entrevue. Il taisait le mystère que représentait sa chère enfant, car nul ne savait quel mal la rongeait.