Quiconque a lu les Evangiles et s'est penché sur le message d'amour porté par le Christ ne peut que s'étonner de ce que les hommes en ont fait. Comment peut-on avoir mené tant de guerres au nom de celui qui disait qu'il fallait opposer le bien au mal ? Tolstoï constate que, depuis Constantin, toutes les tentatives, certes minoritaires, pour montrer l'incompatibilité de la violence avec la doctrine chrétienne ont été étouffées et passées sous silence par les docteurs de l'Eglise, mais aussi par les classes dirigeantes. Il parvient à la conclusion que l'Eglise a de tout temps « caché la vérité aux croyants et renié en fait dans la vie les paroles du Christ. »
Tolstoï va combattre les dogmes et les orthodoxies de l'Eglise, jusqu'à en être excommunié, en dépit de son immense popularité. A partit du moment où il a voulu éveiller les consciences sur les incohérences entre le message chrétien et son application (pour ne pas dire contradiction totale), les oeuvres de Tolstoï ont toutes été censurées, mais elles ont circulé sous le manteau. Ce virage politique n'a pas été sans heurts pour la vie de l'écrivain, qui a vu sa femme s'éloigner de lui, ne comprenant pas sa démarche. Pour être raccord à ses convictions, le bonhomme s'est aussi fondu dans une ascèse plutôt drastique, faisant passer sa vie maritale au second plan.
Pour lui, les Eglises sont des institutions anti-chrétiennes. Au lieu d'être des facteurs de réunion et de communion, elles n'ont toujours été qu' « une des causes principales du désaccord entre les hommes, de la haine, des guerres, des discordes, des inquisitions, des Saint-Barthélemy, etc. » Alors, il faut s'en affranchir, « l'Eglise est devenue un organe inutile, qui a fait son temps », et si elle existe encore « c'est parce que les hommes ont peur de briser ce vase qui contenait jadis quelque chose de précieux ».
Pour retrouver ce qu'il y a de vrai dans toutes les sagesses et les traditions humaines, il faut donc s'affranchir d'abord des « contrefaçons » et des impostures des religions, au premier rang desquelles se trouve la justification de la violence pour lutter contre le mal. Pour Tolstoï, la cause fondamentale de toutes ces « fausses interprétations » consiste dans l'idée souvent répandue que l'ancienne loi de Moïse (oeil pour oeil, dent pour dent) peut s'accorder avec la nouvelle loi de Jésus qui demande de ne pas répondre au mal par la violence. Tolstoï montre que la loi de Jésus implique et impose l'abrogation de la loi de Moïse. L'une et l'autre ne peuvent s'accorder ni se compléter car elles sont en totale contradiction. Pour lui, l'Eglise a trahi la véritable signification du message de Jésus en ne respectant le commandement qui interdit de s'opposer au mal par la violence, et ce commandement devrait être le premier, le plus important, celui d'où découlerait tout le reste. C'est tout le contraire qui s'applique, il note avec amertume : « quand il s'agit des actes de la vie pratique, nous repoussons carrément la loi du Christ et suivons celle de Moïse ». La légitimation de la violence constitue un « écart de doctrine » qui, « plus que tout autre » a transformé l'esprit et la pratique du christianisme originel. « Cette étude m'a amené à la conviction que la religion professée par notre hiérarchie et enseignée au peuple est non seulement un mensonge, mais une tromperie immorale ».
Si Tolstoï ne s'est pas fait que des amis, il en a inspiré plus d'un, et cet essai est parvenu jusqu'à Gandhi, alors en Afrique du Sud. L'ouvrage sera pour lui une déflagration, et on connaît la suite... Il va développer son concept d'ahimsa (non-violence) et libérer l'Inde du joug britannique. S'en suit à l'essai de Tolstoï, dans la postface, la courte correspondance entre Gandhi et Tolstoï.
Pour rappel, le concept défini par Gandhi : « D'un point de vue positif, l'ahimsā signifie un maximum d'amour, une charité parfaite. Si je suis non-violent, je dois aimer mon ennemi. Mon comportement vis-à-vis d'un malfaiteur doit être le même, qu'il s'agisse d'un ennemi étranger à ma famille ou de mon propre fils. L'ahimsā, pour être efficace, exige l'intrépidité et le respect de la vérité. On ne saurait en effet ni craindre ni effrayer celui que l'on aime. de tous les dons qui ont été faits, celui de la vie est sans doute le plus précieux. Celui qui fait le sacrifice de ce don, désarme toute hostilité. Il ouvre la voie à la compréhension mutuelle des adversaires et à un règlement honorable du conflit. Nul ne peut vraiment faire don de ce trésor, qui reste soumis à la peur. Il est impossible d'être à la fois lâche et non-violent. L'ahimsā est synonyme de vaillance exemplaire. »
Je pense que pour lire Tolstoï, il est primordial de s'intéresser à sa vie. Lire une biographie, ou au moins chercher quelques documentaires retraçant sa démarche et ses divers engagements.
La trahison de l'Eglise envers Jésus est une trahison des hommes dès les origines, sans doute que le message de Jésus est trop ambitieux, en tout cas
L Histoire tend à le prouver, jusqu'à présent. On pourrait imaginer une autre Histoire de l'humanité si tous les hommes respectaient le : « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Déjà, en lisant les épîtres de saint Paul, je vois une tout autre lecture de l'application de l'essence humaniste de son message.
Il est à noter que Tolstoï est sans concession avec l'Eglise, mais également avec l'Etat et le pouvoir politique. Pour lui, l'Etat incarne la violence même. « C'est une organisation de la violence n'ayant pour principe que l'arbitraire le plus grossier et profitant, pour la domination et l'oppression des hommes, de tous les perfectionnements que la science a créés. »
L'Etat ne peut exister et perdurer que grâce à l'utilisation de la violence et à la soumission du peuple. « Pour acquérir le pouvoir et le conserver, il faut aimer le pouvoir. Et l'ambition ne s'accorde pas avec la bonté, mais au contraire, avec l'orgueil, la ruse, la cruauté. Sans l'exaltation de soi-même et l'humiliation d'autrui, sans l'hypocrisie et la fourberie, sans les prisons, les forteresses, les exécutions, les assassinats, aucun pouvoir ne peut naître ni se maintenir. » Voilà pour Tolstoï la négation même du principe chrétien qui demande de ne pas faire aux autres ce qu'on ne veut pas qu'ils nous fassent. Je pense qu'il voit juste. A de trop rares exceptions (souvent assassinées), ceux qui parviennent au plus haut niveau du pouvoir politique semblent tout à fait dénués de qualités humaines, d'empathie, pour ne pas dire que ce sont tous des sociopathes. Peut-être sont-ils à la base animés d'une forme de pureté et que le processus les corrompt en cours de route ou bien qu'ils le sont déjà avant même de se lancer et que le pouvoir politique attire particulièrement les hommes qui sont à l'opposé des valeurs de bienveillance.
La critique radicale de Tolstoï rejoint la pensée anarchiste (très puissante à son époque) mais il ne plaide pas pour l'anarchisme, il ne plaide pas pour une forme d'organisation sociale particulière, simplement il est pour la disparition de ce qu'il connaît et ce qui ne fonctionne pas et ne fonctionnera jamais pleinement selon ses idéaux.
« Tout gouvernement employant la violence est dans son essence même, inutile et il est le plus grand des maux. C'est pourquoi notre oeuvre à nous, Russes, aussi bien que de tous les peuples asservis par les gouvernements, n'est pas dans la substitution d'un régime gouvernemental à un autre, mais dans la suppression de tout gouvernement. »
Il estime que la masse laborieuse n'a pas besoin du gouvernement pour s'organiser en communautés agricoles indépendantes. Et la disparition du gouvernement ne peut qu'entraîner la diminution de la violence. L'organisation sociale doit avant tout procéder du consentement libre et raisonné du peuple.
« La disparition de la brutalité des gouvernements amènera d'elle-même une organisation sociale plus raisonnable et plus juste qui n'usera plus de violence. Les tribunaux, les oeuvres sociales et l'instruction publique, tout cela existera mais dans la mesure où le peuple en pourra tirer profit sous une forme qui ne laissera rien subsister du mal que renferment les institutions actuelles. Nous aurons seulement perdu ce qui dans l'état de nos sociétés est mauvais et gêne la libre manifestation de la volonté des peuples. »
Dans la lignée de Thoreau, Tolstoï prône la désobéissance civile, l'objection de conscience, l'insoumission à la violence du pouvoir étatique.
« Quelle importance peut-on attribuer au refus de quelques dizaines de fous, comme on les appelle, de prêter serment à l'Etat, de payer l'impôt, de participer à la justice et de servir dans l'armée ? On punit ces gens, on les déporte, et la vie continue sa marche comme auparavant. Cependant, ce sont ces faits qui, plus que tout autre chose, compromettent le pouvoir et préparent l'affranchissement des hommes. Ce sont les abeilles isolées, détachées les premières de l'essaim se détache peu à peu. Et les Etats le savent et redoutent ces exemples plus que tous les socialistes, communistes et anarchistes, avec leurs complots et leur dynamite. »
Mais comme le philosophe transcendantaliste, Tolstoï se méfie des grands mouvements d'organisation sociale, des idéologies totalisantes et forcément totalitaires. Leur idéal est certainement celui de petites communautés humaines autonomes, qui interagissent les unes avec les autres.
Avant tout, chez Tolstoï, la révolution est intérieure et c'est la seule possible. Ce que Gandhi formulera en : « sois le changement que tu veux voir en ce monde ». On a parlé d'anarchisme chrétien pour étiqueter la pensée de Tolstoï, mais comme je le disais ce dernier refusait toute étiquette. Dans les penseurs proches, l'on songe à
Jacques Ellul.
Pour l'écrivain et penseur russe, le changement est celui d'un retour aux origines du message christique, à suivre sa religion de l'amour. Une quête permanente de la sagesse et du perfectionnement de soi. Seule cette aspiration au perfectionnement moral est à même de lutter contre ce qui désunit les hommes et de les rassembler.
« L'homme ne peut améliorer qu'une seule chose qui est en son pouvoir, lui-même. »