Il n’y a pas de théorème du désir
Il n’y a pas de théorème du désir
Pas plus qu’il n’y a de théorème de la saveur d’une eau de montagne
pans la bouche de l’exténué
Il boit sa vie
Il n’y a qu’une vérité à mille chemins
Devant le corps aimé
Il est une aube plénière
Dont la lumière appelle la pensée-mésange de l’amant :
S’il y a une vérité dans le désir
Seule l’atteint cette pensée à mille chemins
Le cœur aussi se donne comme un paysage
Seul donc le désir de s’y perdre le mérite
Car ici l’ignorance nous accroît
C’est très simple l’immense pour qui s’est intérieurement dévêtu
Une paupière une hanche un souffle sur la joue
Cela d’un coup efface le monde
La fureur l’excès leur langage
C’est toujours à partir de ce vide
Que nous aimons
En lui que nous buvons notre vie
Est-ce de l’ordre de l’explosion ?
Explosion silencieuse et immobile
À la jonction de deux corps
Qui est la conjonction de deux limites
Ainsi détruites ?
Serait-ce l’apparition d’un espace neuf
Contraire mais lié
À l’espace ordinaire des besognes de l’existence ?
La porte d’or
Par où l’on revient dans sa vie
Déshabitué éclairé
Retour d’exil :
Gestes enfin habités
Regards tenus
Expansion d’une prairie intérieure
Avec affleurement de sources
Celles que l’amant entend
Quand il pose son oreille sur le sommeil de l’aimée
Beau chahut l’amour dans la maison des hommes
Table renversée écrous levés
Est-ce bien de l’ordre de l’explosion ?
Mais lente mais douce
Et sa rumeur qui dort dans la main du cœur
// Jean-Pierre Siméon
Carl Norac
J'ai attrapé la poésie.
Je crois que j'ai serré la main
à une phrase qui s'éloignait déjà
ou à une inconnue qui avait une étoile en poche.
J'ai dû embrasser les lèvres d'un hasard
qui ne s'était jamais retourné vers moi.
J'ai attrapé la poésie, cet espoir virulent.
Combien de vies ai-je vécues?
J'aime à penser six
et qu'il me reste une septième
à honorer
Des pages blanches
que j'aurai plaisir à remplir
avec de jolis petits riens
des mots ressuscités
à force d'être caressés
dans le sens de la lumière
et de la volupté
Abdellatif Laâbi
Si nos mères nous aiment. comme elles le prétendent, qu’elles nous laissent baiser dans notre siècle.
Qu'elles acceptent que malgré le fiasco du mariage. malgré la faillite du couple, nos sexes ne se sont jamais froissés.
Qu‘elles acceptent que le repas de famille se poursuive sans nous. qui aurions glissé, torses nus, sous la nappe.
Qu‘elles acceptent cette nouvelle histoire à quatre pattes.
Le ruissellement sur nos cuisses et cette soif inextinguible.
Qu‘elles cessent de s’inquiéter pour notre linge de corps trempe.
Nous avons passé l'âge de devoir courir nous mettre au sec.
Et si nos pères sont honnêtes avec eux-mêmes, ce que nous leur souhaitons, qu’ils admettent être complètement passés à côté de ce que nous Vivons.
Ce cul pour le cul sur l'oreiller conjugal.
L‘odeur de merde sut la verge et le fou rire matinal.
Qu'ils ne nous reprochent pas ces fesses jamais posées sur leur visage.
Qu‘ils ne nous reprochent pas cette prairie intérieure inondée de sperme.
Qu'ils soient fiers que nous ayons appris pat nous-mêmes à crier plus vite, plus fort, deux doigts maintenant.
Nous avons passé l’âge de dresser des barricades autour de nos fantasmes.
Et si nos amis, nos frères. nos sœurs, nos camarades de roule se mettent à nous juger, il sera venu le temps de signet le constat de décès de notre jeunesse.
Il nous faudra enterrer le désir qui faisait feu de tout bois, les fiestas. les festins, les roulades à plusieurs dans les friches.
Il nous faudra renier l'ardente vulgarité, effacer les traces de speed sur les vinyles, faire fermer sa gueule à la musique électronique et foutre le feu à nos cachettes érotiques.
Il nous faudra nous remettre au pas, nous remettre à jouer à Monsieur qui transpire dans ses cols amidonnés et à Madame qui replie sa nuisette, chaque mardi soir, en bordure de lit.
Nous avons passé l'âge de pimper notre ennui aux couleurs de l'envie.
Et si nos enfants trouvent un jour cette boîte au plancher de velours.
Avec chaussons de bébés, layettes, dents de lait, avec dessins de la maternelle, gommettes et premières sandalettes de marche, avec bricolages de fête des mères et bricolages de fête des pères et avec lettres d’amour enfiévrées.
Si nos enfants lisent un jour qui nous avons été, qu’ils entendent que certaines des souffrances que nous nous sommes infligés faisaient partie du jeu.
Qu'ils entendent que nous n’avions pas de temps à perdre avec les regrets en dessous de la ceinture et que nous ne permîmes jamais à l'animal triste post coïtum de prendre ses quartiers dans nos chambres d’hôtel comme il avait pris ses aises au sein de notre foyer.
Qu’ils entendent qu’ils furent attendus dans nos vies comme on attend l’éveil des bourgeons.
Qu‘ils entendent la canaille passion lancée jadis à nos trousses, revenir sur ses pas, revenir pour eux.
Nous avons passé l'âge de miser tout notre or sur une seule érection.
- Lisette Lombé - Nous avons passé l'âge
Ma fille est née le 6 novembre 2020
Elle s’appelle Circé Ava Lucia Lhasa
Ceci est le journal poétique de sa naissance
Écrit dans l’effusion du lendemain et du surlendemain
Chambre 327
UNE SEMAINE AVANT
Espèce de graine de cosmos
Étoile immaculée conçue
D’une éblouissante lascivité
Processus si complexe
Qu’il en devient ignorance
Dans la matrice d’un trou noir
Dans une nuit oubliée
Pensé par une force créatrice
Qui anéantit toute compréhension
Loups ours singes humains
Chênes et vipères
Tous issus
D’un délire créatif
D’un rêve qui englobe la folie
D’un désir qui dépasse les entraves
Mais toi
Ma fille mystère
Dont nul ne connaît le visage
Dont nul n’a entendu la voix
Chose adorée
Tu te moques des visions cosmiques
De ton père anonyme
Mais tu profites des rires sonores
Qui secouent l'œuf obscur dans lequel tu baignes
De ces rires qui éclaboussent
Tout le squelette heureux de ta mère
Tu te sers de ces cascades de cristal pour explorer
Ta calebasse magique
Que tu arroses de coups de pieds et de mains
Faisant apparaître des liasses éphémères
Sur la lune parfaite du ventre de ta mère
Est-ce que l'univers existe avant l'univers ?
Est-ce que l'être existe avant l’être ?
Il y a eu une déflagration
Une chaleur, une expansion
Puis l'apparition d'un espace et d’un temps
Tu es la preuve précise
Qu'avant la naissance de l’univers
Un autre univers s'agrandissait lui aussi
Car tu existes et tu n’existes pas
Tu as vécu d'abord
Dans le rêve de ta mère
Puis dans le rêve de ton père
Ce qui prouve que Dieu est d’abord femelle
Avant d’être mâle
Suis-je le caprice merveilleux d'une intelligence endormie
Qui sans lassitude rêve de nouveaux univers ?
Sommes-nous de maladroites extensions
De cette créatures féroce ?
Sommes-nous les éveillés ou les endormis de ce monde ?
Tu n'es rien et tu seras tout
Un regard se posera sur toi
Un soleil caressera ta peau
Une nuit te prendra dans ses bras
La musique traversera ta poitrine transparente
Un baiser frôlera ta main
LE BAIN
Ta mère prend un bain
c‘est comme si l’océan voulait nager
Si un nuage désirait connaître l’humidité
Donc un océan prend un bain
Admettons
L'esprit du magnifique animal femelle
se perd dans d’hypnotiques visions
Baleine heureuse
Qui rôde à distance de l’île mystérieuse
Effectivement
Dans le monde réel
En cet instant même
Des cétacés contournent une lagune
Dont l’immense plage déserte
Nue sous la lune nette
Accueille des espèces préhistoriques
Qui se prélassent dans l’eau tiède
C’est là, je le crains, d’où nous venons tous
Nous les anciennes créatures marines
Toi qui flottes dans la mer maternelle
Ta mère qui flotte dans le bain
Depuis deux heures
Vous savez tout ça très bien
Tu en sais déjà plus que moi !
N'oublie pas de m'apprendre à vivre
- Arthur H - Mise au monde
Avec Arthur H, Rim Battal, Zéno Bianu, Kent, Abdellatif Laâbi, Mélanie Leblanc, Hervé le Tellier, Marie Modiano, Jean Rouaud, Mylène Tournier, Hélène Arntzen (saxophone) & Sébastien Volco (claviers)
Cette anthologie du Printemps des Poètes rassemble plus de cent poètes francophones contemporains autour du thème de l'éphémère. Là où dansent les éphémères se veut un témoin du foisonnement de la création poétique actuelle. Ici, aucun courant poétique ni aucune doctrine littéraire ne font la loi. L'anthologie est constituée essentiellement d'inédits.
Le livre est dédié aux poètes disparus en 2021 : Philippe Jaccottet, Bernard Noël, Werner Lambersy, Joseph Ponthus et Matthieu Messagier.
À lire – Là où dansent les éphémères – 108 poètes d'aujourd'hui, Anthologie réunie par Jean-Yves Reuzeau, le Castor Astral, 2021.
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