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Critique de Alzie


Un Dossier de l'Art, qui fait bien sûr écho à l'exposition "Le Corbusier Mesures de l'homme" au Centre Pompidou (pour le cinquantenaire de sa mort), et prend le parti de présenter l'architecte sous la bannière du modernisme dont il fut l'une des figures dans l'entre-deux guerres ; ce numéro s'attarde judicieusement sur quelques-unes parmi les plus belles réalisations liées à ce courant, de l'Europe aux Etats-Unis, comme ces villas luxueuses des années vingt et trente, où furent parfois tournés des films, que la photographie met somptueusement en valeur. Villa Noailles, Villa Paul Poiret, Villa Savoye ou Villa Cavrois, pour n'en citer que quelques-unes en France, ou encore l'incroyable maison sur la cascade de Frank Lloyd Wright en Pennsylvanie, la villa Mairea en Finlande d'Alvar Aalto. Un patrimoine parfois abandonné, mal aimé et qui fait maintenant l'objet de toutes les attentions, comme en témoigne la restauration récente et spectaculaire de la villa Cavrois près de Roubaix. L'article consacré à son créateur, Mallet-Stevens (1886-1945), et à la renaissance de la villa donne vraiment envie d'aller la visiter. L'architecture privée fut un terrain d'expérimentation remarquable pour Le Corbusier (1887-1965) aussi, dont la villa Savoye (1928-1931) à Poissy peut être regardée comme le manifeste d'un modernisme international. Sauvée de la destruction en 1958, elle est classée monument historique en 1962, grâce à l'intervention d'André Malraux.

L'entretien accordé par l'un des commissaires de l'expo , Frédéric Migayrou, à Armelle Fayol du magazine, retient l'attention et apporte quelques éclaircissements sur les objectifs de l'exposition : montrer que les sources artistiques, intellectuelles ou scientifiques de la pensée de Le Corbusier, nourrissant sa vision du corps humain, offrent la possibilité d'une (re)lecture de son oeuvre qui ne soit pas essentiellement métrique et rationaliste. Sa peinture est largement associée à cette nouvelle approche où la perception tient une place importante. Si le contexte politique de la création n'est pas évoqué, reproche essentiel adressé au Centre Beaubourg au moment où paraissent trois livres mettant en cause les affinités fascistes de Le Corbusier, l'expo que j'ai vue ne m'en paraît pas moins très convaincante. Elle contribue efficacement à mieux faire connaître l'oeuvre et ses sources, conditions préliminaires indispensables pour l'évaluer d'un oeil nouveau, prendre de la distance et rester critique à son égard, et plus fondamental, elle interroge directement sur la place tenue par l'idéologie dans le processus créateur de l'artiste, d'une manière générale.

L'origine du modernisme est à rechercher en Allemagne (Werkfund), né en 1907 du rapprochement entre des artistes, des architectes et des industriels auxquels Le Corbusier s'est joint. Le pragmatisme des débuts se cristallise ensuite autour de l'idée de "l'homme nouveau", après la première guerre mondiale, que l'enseignement du Bauhaus, créé à Weimar en 1919, relaie dans toute l'Europe, grâce à la diffusion de nombreuses revues qui voient le jour un peu partout. Une vision neuve et fonctionnelle de l'habitat s'impose où tous les arts sont sollicités. Bâtir une architecture de l'avenir intégrée à un rêve social qui soit en rapport avec l'homme nouveau, dans un nouveau style de vie, tel est plus ou moins le credo. L'historienne de l'art Fabienne Chevallier ("Le modernisme en neuf architectures phares") revient sur les enjeux qui soutendent les logiques du modernisme : technologiques, artistiques et sociaux. Ayant travaillé quelques mois dans le cabinet berlinois de Peter Behrens aux côtés de Walter Gropius et de Mies van der Rohe, Le Corbusier, sensibilisé au contexte culturel allemand, s'installe en France (1917), fonde la revue "Esprit nouveau" en 1920, construit le pavillon de l'Esprit nouveau en 1925, l'une des icône du modernisme. Neuf réalisations très emblématiques du modernisme, en Europe et aux Etats-Unis sont soumises au lecteur et complètent utilement un dossier dejà riche en textes et en images.

Le Corbusier naturalisé français en 1930 se présentait comme "homme de lettres" ; des écrits, il en a produit beaucoup, sur bien des sujets, (une quarantaine d'ouvrages et des centaines d'articles). Souvent assez dogmatiques ou plus lapidaires. Son manifeste "Cinq points pour une architecture nouvelle" (1927) a fait de lui une vedette internationale mais ne saurait résumer son programme. Le Corbusier a surtout pris la mesure des changements induits par le développement des transports et la part prise par la vitesse dans une révolution des habitudes et des moeurs. Théoricien mais expérimentateur, il a pu en traduire les répercussions immédiates dans des formes architecturales adaptables partout sur la planète. C'est l'un des nombreux paradoxes de ce créateur, aussi fascinant que dérangeant, qui peignait chaque jour, sculptait aussi, mais qui n'a en somme que peu construit : un peu plus de soixante dix oeuvres au total, comme le souligne finement Gilles Ragot de l'Université Bordeaux Montaigne ("L'oeuvre universaliste de Le Corbusier"). Vision planétaire et sociale de l'architecture, dont Gilles Ragot pointe bien toutes les contradictions en germe et qui n'a pas fini de produire du discours et autant de débats ; son travail s'amorce dans les lignes pures de la splendide villa Savoye (1928-1931), se décline ensuite à Chandigarh en Inde (1955), ou dans l'unité d'habitation de la Cité radieuse de Marseille (1945-1952), comme dans la courbe du voile de béton de la chapelle Notre-Dame-du-haut de Ronchamp (1950-1955) ; autant de créations dont l'architecture post-moderniste utilise encore souvent le vocabulaire.

"Le Corbusier peintre" est évoqué par l'historienne de l'art Cécilia Braschi : c'est l'une des découverte que l'on peut faire de l'artiste polymorphe dont on connaît beaucoup moins ou peut-être pas du tout l'oeuvre peint ou l'oeuvre sculpté, et cependant à l'origine du purisme en 1918, avec Amédée Osenfant. Cycle pictural orienté autour d'une recherche formelle d'ordre et de rigueur qui se manifeste dans la production de nombreuses natures-mortes composées d'objets manufacturés jusqu'en 1925, auxquelles viennent s'adjoindre ensuite des figures féminines et l'introduction d' "objets à réaction poétique", jusqu'à des formes dites "acoustiques", développées en série, plus tard. Sa collaboration très réussie avec l'ébéniste Joseph Savina s'inscrit dans l'idée d'une synthèse des arts. Ce versant de sa création est parfaitement montré, dans son rapport entretenu avec le travail d'architecte, dans trois des douze salles que permet le parcours de l'exposition du Centre Pompidou et que Dossier de l'art restitue pour partie. Le modernisme affecte aussi les arts décoratifs, ce que ce dossier n'oublie pas, en présentant quelques créations issues du cabinet que Le Corbusier, associé à son cousin Pierre Jeanneret, avait créé en 1922 ; de leur fructueuse collaboration avec Charlotte Perriand ou Jean Prouvé ; les créations de Mallet-Stevens, Eero Saarinen ou Charles Eames réjouiront les amateurs de design ("Le mobilier moderniste").

Lecture que je conseillerais absolument à tous ceux qui s'intéressent à l'architecture ; pas forcément indissociable de l'exposition. Le contexte moderniste valorisé par l'image et les textes très nuancés permettent d'élargir l'angle de vue plus strictement corbuséen retenu par l'exposition qu'on peut encore voir jusqu'au 3 août.
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