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Critique de Lutvic


Ma chère,

Je t'aime comme je m'aime moi celle d'autrefois, dans les rares photos gardées d'un passé qui m'est devenu progressivement étranger.

Tu es celle que j'étais.

Et moi, aujourd'hui, je suis celle que – je l'observe, je le crois, je l'espère – tu as la chance de ne pas devenir.
Je suis très heureuse pour toi.

J'ai lu « Désintégration » comme un « brouillon » brillant, ciselé par la haine et la colère, emportant son lecteur par vagues, par rafales, par jets véhéments – ces beaux véhicules de poésie et de drame qui tromperont certains lecteurs et les feront s'arrêter à la surface des choses. (Le seul souci que je me fais pour ton avenir, c'est l'arrivée des chroniques, tellement prévisibles, sur « le portrait d'une génération de précaires », ou bien sur la « fibre socio » de ton auteure etc...)

Je suis la copie qu'un tel brouillon pourrait produire. La copie finie, rendue. Où les dernières virgules sont en train de s'ajouter sagement, en attendant le point final.

Ton récit, que j'ai achevé en étouffant un sanglot, dans le tram qui m'amenait au boulot, à Porte de Bagnolet, une zone bonne à servir de décor dans un film sur la fin du monde, me hante depuis des jours et des jours.

Difficile d'écrire quoi que ce soit là-dessus, tellement ce qu'il exprime m'est familier, connu, voire viscéralement intime : la précarisation, l'énergie de folie pour rester à la surface, la rage, le désespoir, l'invisibilisation, l'infériorisation, la honte induite, la désensibilisation, l'usure, l'écrasement, la fatigue, la résignation. Cette dernière étape, tu sembles la tenir à distance. L'écriture y est pour quelque chose. Je te souhaite de tout mon coeur d'arriver à conserver cet équilibre fragile.

J'ai appris que tu pourrais exister pendant une nuit d'insomnie, en écoutant à la radio un entretien avec ton auteure : une émission où Emmanuelle Richard, en se gardant de tout grand mot, disait avoir écrit « Pour la peau » pour ne pas mourir (faisons court). Elle ne se disait pas sûre qu'un tel écrit serait vu comme un livre. Oui, je me suis dit, elle est forte, elle écrit pour ne pas mourir de chagrin. Et je suis tombée amoureuse de sa voix hésitante, épargnant à ses interlocuteurs toute coquetterie, tout artifice, aussi dépouillée que ses textes, engagée dans une quête d'authenticité qui – elle a dû le comprendre depuis – n'appartient pas qu'à elle. (Elle est ma soeur, celle qui peut écrire avec une telle force, écrire pour ne pas crever, je me suis dit pendant cette nuit-là.)

J'ai couru de suite chercher et lire ses livres. Ils existaient déjà en moi avant de les ouvrir. J'ai l'impression que ce sont les surprises de ce genre qui me tiennent parfois en vie.

Dans sa « Désintégration », j'ai entendu « Engel » de Rammestein, les Sex Pistols, un peu d'Édouard Louis et d'Eribon, pas mal d'Annie Ernaux, un brin de Duras (mais moins que dans « La légèreté »), du Morrisson, du Nick Cage, du Godard, du Chabrol, du rap, plein de morceaux qui trottent dans notre mémoire commune et anonyme. Et comme toi, je m'étais offert moi aussi une place au théâtre du Châtelet pour voir Duris jouant du Koltès. Mon billet étant le moins cher, j'ai failli faire un torticolis en suivant l'acteur derrière le pilier qui obstruait ma vue. C'était là « ma place ». « Sa place », quel vaste sujet, dans nos vies !

Tu es née dans la banlieue parisienne, je suis née dans la banlieue de l'Europe. Et quoi que l'on fasse, il sera toujours question de notre « origine », d'un « accent » , des « codes » et des décalages.

A toi l'écriture, à moi la lecture (cette dernière s'accommode bien du peu d'énergie qui m'habite aujourd'hui).

Tu écris : « je ne sais plus quand l'été a cessé d'être immense ».
Moi, je ne sais plus quand la vie a perdu son éclat. Il me reste, pour tromper cette obscurité comme « un deuil nouveau, celui que l'on peut faire d'une idée de soi-même », quelques miettes que tu connais bien : une étreinte, les rencontres avec des sensibilités qui se laissent lire à travers les pages, des images bougeant sur un écran...

Prends soin de toi !

Sincèrement,
L.

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