Ce livre est à saluer pour plusieurs raisons. Tout d'abord il s'intéresse à la sexualité en l'abordant sous le prisme le plus tabou qui soit aujourd'hui : celui de sa désertion plus ou moins provisoire de la vie de certaines personnes qui, pour reprendre la courte citation d'
Emmanuelle Richard sur la page de couverture "comme [elle] ne font plus l'amour". Ensuite parce que l'autrice relève le défi (à mon sens très difficile) d'aborder le sujet de façon à la fois honnête et dépassionnée. Honnête parce qu'elle part de sa propre expérience, celle d'une femme chez qui "la sexualité a longtemps été la chose la plus naturelle du monde, avec la lecture" mais a été "écartée de [son] expérience les cinq dernières années" à la suite de certaines expériences, éprouvantes sinon tragiques, sur lesquelles elle fait l'effort de revenir, étape après étape, au début de chaque chapitre, trouvant ainsi dans son propre parcours le fil rouge de son ouvrage - et non, comme on le voit trop souvent, des anecdotes permettant d'appuyer un jugement préformaté. Honnête, également, car ce livre qui tient autant de la monographie que de l'essai utilise pour matériel principal les témoignages, assez souvent longs et étayés, recueillis auprès d'une bonne trentaine de personnes plus ou moins éloignées de la sexualité, et retranscrites dans un mélange de style direct et de style indirect libre qui, s'il égare un peu, demeure globalement très efficace. Dépassionnée enfin, parce que c'est incontestablement autour de ces témoignages, entendus et retranscrits (presque toujours) sans parti pris, qui fournissent matière à réflexion pour le lecteur et pour l'autrice, qu'elle formalise de son côté dans de très courtes et percutantes conclusions.
L'exception confirmant la règle, c'est la plus grande distance signalée au témoignage vers le milieu de l'ouvrage d'un certain Quentin, vivant une période d'abstinence sexuelle subie comme une forme de punition, qui m'a mis la puce à l'oreille et m'a conduit à regretter que l'autrice n'ait pas toujours su se débarrasser de ses prénotions. Face à cet homme visiblement seul, craignant de valider les thèses détournées par certaines personnes violentes des mouvements "incel",
Emmanuelle Richard réfute son "besoin" de rapports sexuels, rappelant que chacun garde la possibilité de se masturber - alors que plus tôt dans l'ouvrage elle établissait assez clairement que celui ou celle qui était privé de ces rapports perdait bien autre chose que la simple possibilité de la jouissance occasionnée par le coït - et notamment beaucoup de tendresse.
Il serait inutile de s'apesantir sur cette exception à la règle de témoignages recueillis, pour le reste, avec beaucoup d'empathie si ce bémol ne levait le voile sur un défaut de construction du livre, reposant dans le choix des personnes interrogées - apparemment recrutées dans des cercles relationnels plus ou moins éloignés, chez les amis d'amis d'amis... On observe dans l'ouvrage une sur-représentation de personnes jeunes (âgées souvent de moins de trente ans) dont la vie sexuelle évolue assez rapidement et qu'on a du mal à se représenter comme véritablement abstinents - quand par exemple ils s'engagent dans une relation à distance de quelques mois, ou encore qu'ils renoncent aux relations sentimentales, mais pas au sexe, profitant en cela d'un "capital" séduction élevé. Les témoignages de personnes plus âgées, de la quarantaine à la soixantaine, étant passées souvent par des rapports différents à la sexualité, et connaissant à présent une abstinence voulue ou subie suite à des événements souvent assez complexes, m'ont semblé bien plus intéressant - il faut ici que je me situe, j'ai 34 ans, soit l'âge d'
Emmanuelle Richard quand elle a écrit ce livre. de même, on observe dans ce livre une quasi-hégémonie de profils plutôt CSP+, urbains, travaillant dans des milieux plus ou moins culturels, éloignés des pans les plus traditionalistes ou simplement des cultures ouvrières et paysannes, et cela m'a un peu gêné. Evidemment on prend les témoignages où on les trouve, mais cela conduit cependant à un certain nombre de pans aveugles. Par exemple on parle très peu du phénomène des virginités tardives, encore moins de l'abstinence comme résultante d'un choix culturel ou religieux (et l'unique fois où on l'aborde, ce n'est pas une abstinence choisie mais subie, suite à un veuvage). A l'autre bout du spectre, certains profils très jeunes, gender-fluid, m'ont semblé survalorisés quand paradoxalement les homosexuels masculins étaient totalement absents de l'ouvrage. Finalement j'ai eu l'impression que ce livre très bien commencé, émanant d'un questionnement important pour l'autrice, se laissait progressivement aller à la facilité des discours contemporains sur un nouvel âge de la séduction et du rapport entre les genres, en se focalisant sur les profils de personnes jeunes et attractives vivant leur abstinence comme une sorte d'expérience spirituelle aménageable à volonté, lorsque les profils de personnes écartées contre leur gré dans leur sexualité étaient progressivement passés sous un silence relatif. J'ai beaucoup insisté sur ces bémols, le livre est cependant courageux, encore une fois honnête et dépassionné, et très bien écrit, un véritable page-turner à recommander.