Entre ces trois êtres, trois poètes aux âmes incandescentes, il suffira d'une simple étincelle, de quelques mots échangés par écrit, pour qu'une flamme emporte leur imagination, vers de nouveaux rivages, abolisse les distances, et installe une correspondance qui va transfigurer leurs perceptions de l'amour.
Marina Tsvétaïeva, est à st Gilles-sur-vie, Boris Pasternak vit à Moscou.
Rainer Maria Rilke publie depuis le château de Muzot en Suisse. Ce dernier répond enfin le 14 mars 1926 au père de Boris Pasternak pour lui dire combien sa lettre expédiée depuis Berlin l'a touché. La nouvelle parvenue à Moscou fait sur Boris un effet foudroyant. Son amour épistolaire pour Marina devient un amour absolu, elle a 33 ans, elle a quitté la Russie.
De ce chassé-croisé, c'est le duo Marina-Rilke qui va tout emporter. le 3 mai 1926 la première lettre de Maria Rilke à Marina Tsvétaïeva est reçue comme l'incarnation suprême de la poésie..
Marina reçoit ses Élégies et dès le neuf répond dans la langue du poète Rilke en allemand, le tutoie sans plus attendre, elle écrit « je t'aime ».
Dans cette correspondance Rilke s'exprimera beaucoup sur sa solitude, sur sa fragilité, sur son incapacité à créer une famille, sur la maladie qui le ronge, comme s'il trouvait par les mots de Marina, la douceur nécessaire à une confession. Étrangement il livre sa mélancolie, et plus encore sa propre conscience aux mains de Marina, son chant alors devient celui de la douleur à mots feutrés, comme si une fissure s'était enfin ouverte.
Il lui écrit ces mots page 58 : je t'ai reçu dans mon coeur, dans toute ma conscience qui tremble de toi, de ta venue, comme si ton grand compagnon de lecture, l'océan, avait avec toi, Ô marée du coeur déferlé sur moi.
C'est l'océan qui offre au poète Rilke la plus belle des métaphores. Les digues sont rompues et ses aveux comme les vagues glissent vers Marina. Elle a dessiné un grand 7 son chiffre fétiche.
Chacun des mots choisis par Marina Tsvétaïeva, devient alors comme un bourgeon prêt à s'ouvrir.
Ces lettres offrent un balancement entre un optimisme démesuré de l'espoir d'une rencontre, et le rappel à peu plus loin des discordances du corps.
Marina lui répondra le 12 mai, toi tu es l'ami qui rend plus profonde et plus haute la joie d'une grande heure entre deux âmes. Elle veut écrire en allemand pour ne pas céder à trop de facilités dans son expression écrite pour que ses mots s'affirment avec plus de profondeur encore.
Leur correspondance ne durera que quelques mois, 4 mois . Car tout se tait, Maria Rilke est mort. Rilke est mort le 30 décembre, nous n'irons jamais visiter Rilke dira t-elle à Pasternac.
Ils étaient tous les deux mariés à la solitude. Ils se seront aimés comme l'envol des oiseaux, à distance, mais dans le même ciel. Marina mettra un terme à sa vie le 31 août 1941.
Mieux qu'un certain abandon, c'est une communion, elle écrit page 126 : "si je veux aller te voir, c'est aussi à cause de la nouvelle Marina, celle qui ne peut naître qu'avec toi, en toi, je veux dormir avec toi m'endormir et dormir, la merveilleuse locution si profonde si vraie si dépourvue d'équivoque qui dit si bien ce qu'elle dit simplement dormir c'est tout non ! En plus la tête enfouie dans ton épaule gauche, et en plus, écouter comment sonne ton coeur ? Et embrasser ton coeur.
Les lettres s'enchaînent se répondent dans une écriture qui est celle de la communion où les lettres pourraient s'inverser.
C'est une partition d'une émotion palpable et brûlante, plus profonde que celle de la lettre à un jeune poète, Maria Rilke se sent proche de la mort, écrire à Marina est une sur-vie.
J'ai ressenti comme le prélude à une piéta, et doucement une longue descente, vers un espace créé pour deux amants libérés enfin de leurs corps douloureux.
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Encore un chef d'oeuvre de partage poétique et pensées philosophiques au sujet de l'art d'écrire, vivre sa passion, aimer... Les trois protagonistes échangent et nous gratifient d'une littérature sensible et sensée. Un pur plaisir!
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Rainer, tu peux dire oui à tout ce que je veux - ce ne sera jamais bien grave. Rainer, quand je te dis : je suis ta Russie, je te dis seulement ( une fois de plus ) que je t'aime. L'amour vit d'exceptions, d'isolations, d'exclusions. L'amour vit des mots et meurt des faits.
Extrait d'une Lettre de Tsvétaïeva à Rilke - 22 août 1926
Nous nous touchons, comment ? Par des coups d'aile,
par les distances mêmes nous nous effleurons.
Un poète seul vit, et quelquefois
vient qui le porte au-devant de qui le porta.
Sir rühren uns, womit ? Mit Flügelschlägen,
mit Fernen selber rühren wir uns an.
Ein Dichter einzig lebt, und dann und wann
Kommt, der ihn trägt, dem der ihn trug, entgegen.
R. M. RILKE - À MARINA TSVÉTAÏEVA
Mai 1926
De Rilke à Tsvétaïeva mai 1926 :
Poétesse, sens-tu à quel point tu m'as subjugué, toi et ton superbe compagnon de lecture*, j'écris comme toi, comme toi je sors de la phrase pour descendre les quelques marches qui mènent à l'entresol des parenthèses où les plafonds sont très bas sur un parfum de roses anciennes, qui ne cessent jamais. Marina : comme j'ai habité ta lettre.
* il s'agit de l'océan, au bord duquel Marina a lu la précédente lettre de Rilke.
Pasternak à Tsvetaieva, 23/5/26 :
"C'est une tendance actuelle que d'imaginer l'art comme une fontaine, alors que c'est une éponge.
Ils ont décidé que l'art devait jaillir, alors qu'il doit aspirer et se nourrir.
Ils ont jugé qu'il peut être décomposé en moyens plastiques, alors qu'il est composé d'organes des sens."
Tsvetaïeva à Rilke, Saint Gilles-sur- Vie, jour de L'Ascension 1926
"Je t'écris dans les dunes, dans l'herbe chétive des dunes. Mon fils ( 1 an 3 mois, Georges -- en l'honneur de notre armée blanche...) -- mon fils, donc, est à califourchon sur moi (sur ma tête presque) et m'attrape mon crayon (j'écris directement dans un cahier). Il est si beau que les vieilles femmes (ces costumes ! que n'es-tu ici !) n'ont qu'un cri : "Mais c'est un petit roi de Rome !"
......Cette nuit, j'ai lu dans tes Elégies de Duino. Dans la journée, je n'arrive jamais à lire ni à écrire, les tâches quotidiennes empiètent même sur la nuit, car je n'ai que mes deux mains.
... Que te dire de ton livre ? Le degré suprême. Mon lit changé en nuage."
"L"heure grave"
Poème de Rainer Maria Rilke, chanté par Colette Magny