Citations sur Poésie (53)
La panthère
Son regard, à force d’user les barreaux
s’est tant épuisé qu’il ne retient plus rien.
Il lui semble que le monde est fait
de milliers de barreaux et au-delà rien.
La démarche feutrée aux pas souples et forts,
elle tourne en rond dans un cercle étroit,
c’est comme une danse de forces autour d’un centre
où se tient engourdie une volonté puissante.
Parfois se lève le rideau des pupilles
sans bruit. Une image y pénètre,
parcourt le silence tendu des membres
et arrivant au cœur, s’évanouit.
PARFOIS ELLE SENT...
Parfois elle sent : La vie est grande,
plus sauvage que des fleuves qui écument,
plus sauvage que la tempête dans les arbres.
Et doucement, lâchant les heures,
elle abandonne son âme aux songes.
Puis elle s'éveille. Une étoile brille
en silence au-dessus du calme paysage,
et la maison a des murs tout blancs.
Alors elle sait : La vie est inconnue et lointaine,
et elle joint ses mains qui vieillissent.
Chants de l'aube (1898-1901)
Toi, à qui je ne confie pas
mes longues nuits sans repos.
Toi, qui me rends si tendrement las,
me berçant comme un berceau.
Toi, qui me caches tes insomnies,
dis, si nous supportions
cette soif qui nous magnifie,
sans abandon ?
NOUVELLES POÉSIES (1905-1908)
ÉTUDE AU PIANO
L'été bourdonne. L'après-midi rend lasse ;
troublée, elle respira la fraîcheur de sa robe
et mis dans son étude raisonnable
son impatience d'une réalité
qui pourrait venir demain, ce soir,
qui peut-être était là, qu'on lui cachait encore.
Devant les hautes fenêtres, pleines de tout,
elle sentit soudain le parc choyé,
s'arrêta court, regarda au dehors.
Les mains croisées, elle eut envie d'un livre sans fin,
et, irritée, repoussa tout à coup le parfum du jasmin.
C'était, lui semblait-il, comme une offense.
p.190-191
Puisque tout passe
Puisque tout passe, faisons
La mélodie passagère;
Celle qui nous désaltère,
Aura de nous raison .
Chantons ce qui nous quitte
Avec amour et art ;
Soyons plus vite
Que le rapide départ .
[ Poèmes français ]
C'est entre des marteaux que notre coeur
subsiste, comme est la langue
entre les dents, qui malgré tout demeure
et reste néanmoins
glorifiante.
(Neuvième élégie de Duino, p. 339)
PRESSENTIMENT
Je suis comme un drapeau que les lointains attirent.
Je sens venir les vents et dois les vivre,
tandis que des objets en bas, nul n'a bougé encore :
Sans bruit les portes ferment et la cheminée dort ;
point de vitre qui tremble, et lourde est la poussière.
Mais moi je sens déjà les vents, houleux comme la mer.
Je me déploie et me replie et me rejette,
et suis tout seul dans la grande tempête.
p.107
INQUIÉTUDE
Dans la forêt fanée est un appel d'oiseau,
inexplicablement, dans la forêt fanée.
Et pourtant ce rond cri d'oiseau
repose dans l'instant qui l'engendra,
grand comme un ciel sur la forêt fanée.
Tout vient docilement se ranger dans ce cri.
Tout le paysage y semble reposer.
Le vent lui-même semble s'y tapir
et la minute, pressée de fuir,
muette et blême, semble savoir des choses
qui nous feraient mourir,
échappées de ce cri.
p.95
LIVRE D'IMAGES 1899-1905)
FINALE
La mort est grande.
Nous lui appartenons,
bouche riante.
Lorsqu'au cœur de la vie nous nous croyons,
elle ose tout à coup
pleurer en nous.
p.112
Poème de mort
Viens, toi, le dernier que je reconnais,
douleur insupportable dans tout le tissu de ce corps :
comme j'ai brûlé dans mon esprit, vois, je brûle maintenant en toi :
le bois qui a longtemps résisté aux flammes avançantes
que tu ne cessais de flamber, je le nourris maintenant.
et brûle en toi.
Mon être doux et doux, à cause de ta fureur impitoyable,
s'est transformé en un enfer déchaîné qui n'est pas d'ici.
Tout à fait pur, tout à fait libre de tout projet d'avenir, je montais sur
le bûcher funéraire enchevêtré construit pour ma souffrance,
si sûr de ne plus rien acheter pour mes besoins futurs,
tandis que dans mon cœur les réserves emmagasinées se taisaient.
Est-ce encore moi qui brûle au-delà de toute reconnaissance ?
Des souvenirs que je ne saisis pas et que je ne ramène pas à l'intérieur.
Ô vie ! Ô vivant ! Ô être dehors !
Et moi en flammes. Et personne ici qui me connaît.