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Critique de JustAWord


Toutes les grandes histoires ont un début.
Pour Les Abysses, l'histoire commence avec Drexciya, un duo techno-électro de la ville de Détroit composé de James Stinson et Gerald Donald.
Drexciya invente à travers sa musique une fascinante mythologie : imaginez que les esclaves africaines jetées par dessus bord des bateaux négriers aient donné naissance à un nouveau peuple marin capable de construire leur propre civilisation et de bâtir petit à petit une nouvelle utopie ?
Bien des années plus tard, en 2017, le groupe de hip-hop Clipping — composé de Daveed Diggs (que vous pouvez suivre dans la série le Transperceneige), William Hutson et Jonathan Snipes — exhume le mythe Drexciyien à l'occasion d'un épisode science-fictif de l'émission de radio This American Life. le résultat : la chanson The Deep qui remporte dans la foulée le prix Hugo de la meilleure présentation dramatique.
L'histoire aurait pu s'arrêter là mais c'était sans compter sur l'arrivée de l'autrice Rivers Solomon qui transforme la chanson en un roman court du même nom et qui débarque aux éditions Des Forges Vulcain sous le titre français Les Abysses.

Le poids d'un Peuple
Dans son premier roman, le fabuleux L'Incivilité des fantômes, Rivers Solomon imaginait la course du Matilda, un immense vaisseau spatial divisé en ponts à la façon d'un gigantesque navire et qui séparait ses occupants selon leur classe sociale (comme dans le Transperceneige) et leur couleur de peau. Guidée par Aster, personnage transgenre noire et autiste, le lecteur découvrait l'horreur de la suprématie des riches blancs à la façon de l'esclavage de jadis transposé dans un cadre futuriste.
Roman sur le racisme, L'Incivilité des fantômes était aussi, et surtout, un roman sur l'importance de la mémoire et de la quête du souvenir à travers l'enquête d'Aster autour du suicide de sa mère, Lune.
Quoi de plus naturel que de retrouver Rivers Solomon impliquée dans l'aventure transgénérationnel autour de l'oeuvre de Drexciya ?
Les Abysses raconte en moins de deux cent pages l'histoire de Yetu, Historienne du peuple des Wajinrus, descendants-sirènes des enfants d'esclaves jetées à la mer car trop encombrantes et improductives.
Par le truchement d'une intervention fantastique de l'océan (ou d'un Dieu caché en son sein), les bébés voués à une mort certaine s'extirpent du ventre des mères-martyres pour devenir des êtres amphibies recueillis par des baleines jusqu'à la prise de conscience de l'une d'entre elle, Zoti, sur la nécessité de rassembler ce nouveau peuple et de lui offrir une mémoire de ce terrible passé.
Race hermaphrodite/intersexuée, les Wajinrus éprouvent différemment l'individualité et le rapport aux autres. Dans cet univers radicalement autre, Yetu, dernière Historienne en date, se charge de recueillir en elle toutes les souvenances des Wajinrus passés. Réceptacle de la souffrance de tout un peuple, Yetu restitue son savoir lors de la cérémonie du Don de Mémoire où tous les Wajinrus se réunissent pour revivre leur naissance et leur histoire tourmentée. Mais Yetu n'en peut plus, Yetu a mal, Yetu est seule, Yetu veut vivre…et elle décide de quitter la cérémonie en cours de route en abandonnant aux autres Wajinrus son fardeau mémoriel.

Qu'est-ce que la mémoire ?
Les Abysses, contrairement à ce que laisse penser son nombre de pages congru, est un roman dense et extrêmement riche.
Son noyau central, c'est ce peuple des Wajinrus et son rapport à la Mémoire, aux souvenirs (appelés souvenances) et à l'Histoire en général.
Rivers Solomon témoigne de l'holocauste noir pour réfléchir sur son apport aux jeunes générations et à tout un peuple.
Le travail de mémoire n'est pas traité ici de façon manichéenne et unidimensionnel, il est multiple, ambiguë, contradictoire, éreintant, libérateur et poignant.
Qu'est-ce que la mémoire ? Voilà la question posée par Les Abysses.
Au lieu d'asséner une réponse lisse et toutes faites, Rivers Solomon montre le beau et le laid, la douleur et la colère, la solitude et le partage.
Pour Yetu, la mémoire est un fardeau, une malédiction, la source d'une souffrance sans fin que d'être le réceptacle de l'Histoire de tout un peuple traumatisé et martyrisé. Que faire de ce poids ? Comment gérer toute cette souffrance quand, à quatorze ans, vous en recevez toute la violence sur les épaules d'un seul coup ?
Rivers Solomon réfléchit sur l'impact de l'Histoire sur les jeunes générations qui la découvrent, sur la solitude et l'horreur que cela peut entraîner si ce passé devient une ancre que l'on ne partage pas, qui nous entraîne vers le fond.
Définir la mémoire prend du temps à Yetu, et bien des peines.
Que devient un peuple qui ne vit que dans le passé ? Et, au contraire, à quoi peut aspirer un peuple qui oublie d'où il vient ?
Le choc des idées offre au roman une force de réflexion protéiforme impressionnante où le lecteur comprend que le besoin de se souvenir n'est pas une chose aussi évidente qu'on ne le pense.
Par l'intensité de sa réflexion et sa transposition à un peuple imaginaire (mais hautement métaphorique), Rivers Solomon dépasse le simple cadre de la cause Noire et parle de tous les peuples qui ont du, un jour, affronter l'horreur du génocide. du juif à l'arménien en passant par le tutsi et l'amérindien.
Les Abysses parle d'abord de ça, de vivre avec son passé, de le partager et d'en faire une chose constructive et non destructrice.
Une chose qui fera grandir et non mourir.

Un seul Monde
À côté de ce travail sur la mémoire, Rivers Solomon présente une espèce radicalement différente, les Wajinrus, et pourtant si proche des « deux-jambes » dont ils sont issus. Dans Les Abysses, comme dans L'Incivilité des Fantômes, c'est un personnage au genre non défini qui nous accompagne et qui découvre que le monde extérieur peut violemment le rejeter pour ce qu'il est. En rencontrant Suka, Yetu éprouve une chose unique et précieuse : l'acceptation.
« Je voulais dire, vous êtes comme nous » lui dira Suka surprise par la possibilité du langage chez cet étrange poisson qui s'est échoué sur la côte.
Rivers Solomon glisse son lecteur dans un corps différent mais qui ne constitue pourtant pas un obstacle à l'amour ou à l'humanité.
Dans Les Abysses, c'est le fait de communier à l'échelle de l'humanité entière qui ouvre la bonté des uns et des autres, c'est le fait de briser les barrières pour faire cause commune et comprendre que l'autre, malgré ses différences physiques ou culturelles, nous ressemble.
Une tolérance qui permet d'exister et de souffrir moins. de vivre même.
C'est le côté organique et sensible des sentiments qui traversent le roman qui rend Les Abysses si intense. Yetu n'est pas seulement une Historienne pour les Wajinrus, c'est le symbole d'un passage de flambeau, d'une nouvelle ère de réconciliation et d'ouverture. le symbole que tout peut changer.
Entre les lignes, le lecteur verra également un couplet écologiste dans Les Abysses, sur ces « deux-jambes » infâmes qui viennent voler les ressources des Wajinrus en les décimant, ces « deux-jambes » qui n'arrivent pas à coexister avec la Nature mais veulent la posséder, la dominer.
Mais surtout, entre les lignes, c'est une histoire d'amour pudique et sincère au-delà des apparences que suivra le lecteur. La rencontre de deux personnes accablées par le poids de la perte, du passé et de la responsabilité. Deux personnes qui ne savent plus si se souvenir est une malédiction ou un fardeau et si la vengeance amènera autre chose qu'un vide nouveau.

Avec Les Abysses, Rivers Solomon confirme.
Elle confirme son talent exceptionnel et sa sensibilité, son intelligence et son sens de la nuance. Roman fantastique dans tous les sens du terme, Les Abysses remue et renverse, comme un ouragan en plein océan, comme une façon de se souvenir et de mûrir sans mourir.
Lien : https://justaword.fr/les-aby..
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