Cette biographie d'
Edgar P. Jacobs, très complète, donne à la fois une idée objective du parcours du créateur de Blake et Mortimer, mais aussi en trame de fond des renseignements intéressants sur l'histoire de
la bande dessinée en Belgique (sans parler du contexte historique!)
Benoit Mouchart et
François Rivière suivent un fil chronologique. Ils s'appuient beaucoup sur l'autobiographie de Jacobs, Un opéra de papier, mais avec tout le recul et les réserves nécessaires: Jacobs n'est pas nécessairement sincère dans ses mémoires, et transforme / occulte volontiers tout ce qui serait trop personnel à son goût, ou peu conforme à l'image qu'il entend laisser de lui. Les auteurs utilisent donc avec profit la correspondance de Jacobs et de ses amis, et ils ont interrogé ses proches, nous livrant ainsi quelques anecdotes inédites.
En général on sait vaguement que Jacobs était passionné de chant lyrique, qu'il ne connaissait que très peu l'Angleterre (bien que ses héros respectent l'image que l'on se fait de l'archétype "so British"), et a collaboré avec
Hergé.
Mouchart et Rivière précisent, corrigent.
"La Damnation d'
E.P. Jacobs": Jacobs n'était pas seulement un passionné d'opéra, il rêvait d'être un chanteur lyrique renommé. La BD n'a été pour lui tout d'abord qu'un travail alimentaire (même si c'est aussi de bons moment passés avec van Melk et
Hergé, un ami très proche jusqu'à leur brouille pour une question de "territoire" artistique/commercial), et jusqu'au bout il est resté convaincu d'avoir gâché sa vie et son talent, alors qu'il a créé avec Blake et Mortimer une série ayant eu un succès énorme et qui, prolongée après sa mort, reste un grand classique de la BD, belge et au-delà. On a du coup l'occasion de découvrir la formation à la fois de l'homme et de l'artiste, d'entrer dans les coulisses du journal Tintin, de mieux connaître au passage
Hergé (bien malmené par sa légende), la période trouble des années 40,...
En parallèle de la biographie, les analyses de la série, de son évolution, des innovations artistiques de Jacobs sont particulièrement bien menées: détaillées mais compréhensibles tout de même pour les néophytes, elles expliquent sans toutefois verser dans l'admiration inconditionnelle - il y a des ratages chez Jacobs, et les auteurs n'oublient pas de le signaler...
Bref, un livre passionnant, agréable à lire (moi qui ne raffole pas des biographies, je l'ai adoré), pas pédant. Et les photos illustrant le parcours de Jacobs sont parfois particulièrement émouvantes... Les dernières notamment, où Jacobs se prend en photo en train de mimer la posture adéquate pour ses personnages avant de les dessiner, sont troublantes. On reconnait des passages des Trois Formules du professeur Sato, et surtout on *voit* Blake, Mortimer et Olrick derrière ce vieil homme figé dans un mouvement bientôt immortalisé sur le papier...