(Les premières pages du livre)
11 mai 1864
Océan Atlantique
Il ne l’a jamais touchée. Ni au soir de leurs noces, ni après. Pourtant cette nuit-là, ils ont dormi dans le même lit. Elle ne connaît rien aux choses du sexe, mais elle sait que c’est là que ça aurait dû se produire, le rapprochement de leurs deux corps vierges que séparait le voile d’une chemise de coton. Il ne s’est rien passé. Ils sont demeurés à distance l’un de l’autre, sous les draps empesés où leurs chiffres étaient partout brodés en rouge, son C enlacé à son M, comme une incitation à se mêler l’un à l’autre, en relief. Elle est restée longtemps immobile, les yeux fixés sur les lettres rouges qui se détachaient sur les draps, à la lueur du rayon de lune. Elle attendait de rencontrer sa peau, de sentir sa main sur son ventre, de deviner sa jambe contre la sienne, elle retenait son souffle, contractait ses muscles. Rien ne venait. Elle ne percevait même pas, sous les draps, la chaleur de son corps à lui, une sorte de rayonnement, l’électricité de sa chair. Il faisait froid comme la veille, dans le lit à une place où elle avait dormi seule. On eût dit qu’il était absent ou rejeté si loin qu’elle ne pouvait l’atteindre. C’était comme si un fleuve invisible traversait le lit, les condamnant à demeurer sur deux rives séparées. Lentement, elle a passé son doigt sur les boursouflures de coton des lettres brodées. Elle a senti sous la pulpe de son index l’injonction à s’unir, insistante, indiscrète, les courbes des majuscules enchâssées, C et M, Charlotte et Maximilien, et plus loin les initiales de leurs familles respectives, S-C et H, Saxe-Cobourg, Habsbourg, également enlacées. Soudain les initiales lui ont semblé obscènes, elle a repoussé le drap dans l’obscurité, elle s’est tournée vers lui, les yeux grands ouverts, effrayée de ce qui devait advenir, épouvantée qu’il n’advienne rien.
Il dormait. Elle l’a deviné à sa respiration régulière, au grognement plein de sommeil qu’il a émis en se retournant, soulevant le drap amidonné où s’est engouffré un air froid. Elle aurait dû être soulagée. La crainte de cet acte dont on n’avait rien pu lui dire – sauf qu’il était naturel et impérieux – s’éloignait. Elle bénéficiait d’un sursis. Mais celui-ci n’était pas moins inquiétant : et s’il durait toujours ? Est-ce qu’elle resterait vierge ? Est-ce qu’il ne l’aimait pas ? Était-ce sa faute ? Avant le mariage, on lui avait parlé de ses devoirs. « Tout dépend de l’épouse, de sa docilité et de sa capacité à se faire aimer. » Qui lui avait dit ça ? Sa femme de chambre ? Sa grand-mère ? Son confesseur ? L’avait-elle lu quelque part ? Elle était responsable de la bonne marche des choses. Responsable, c’est-à-dire coupable, si l’opération prenait un tour inattendu.
Dans l’obscurité de la chambre conjugale, Charlotte devinait confusément les conséquences dramatiques de cette nuit manquée. Elle voulait se rassurer. Ils n’étaient certainement pas les seuls, d’autres couples devaient vivre ainsi. Mais qui ? Elle a cherché dans son entourage, dans les ramifications de la famille royale de Belgique. Partout autour d’elle, des bourgeons surgissaient, des nourrissons braillards attestaient des mariages dûment consommés, les ventres belges, les ventres français, tous fécondés par des princes. Un frisson l’a parcourue, elle avait froid, elle était seule. Sa main a cherché à tâtons le drap. Elle l’a remonté sous son menton. Elle a fermé les yeux, est descendue au fond d’elle-même, là où tout s’éclaircissait, là où sa volonté ne rencontrait aucun obstacle.
Elle s’est promis que personne ne saurait rien de cet échec. Ni son père, ni ses frères, ni aucun des membres de sa belle-famille, ces Habsbourg empesés, obsédés par leur lignage. Elle a consacré le reste de la nuit à triturer l’abcès de cette blessure d’orgueil – après, elle n’y penserait plus. Elle se l’interdirait.
Lorsque l’aube s’est levée, elle n’avait pas dormi. C’est bien : il fallait afficher une petite mine. Au déjeuner, on lui a trouvé un air fatigué, mais résigné. Elle n’a pas démenti. Charlotte fait toujours ce qu’on attend d’elle.
Maintenant, sur le pont du bateau, elle y pense sans douleur. Son mari est accoudé au bastingage de la frégate, il regarde au loin, il aime la mer passionnément. Elle est le décor idéal pour ses épanchements mélancoliques, les rêveries de son esprit malade, gavé des poèmes romantiques mal digérés – Goethe, Hölderlin, Byron. Charlotte a craint jusqu’au moment du départ qu’il ne vienne pas. Maximilien a montré ces derniers temps des accès de mélancolie intense, des heures entières à rester prostré, muet, immobile tandis qu’elle se démenait pour remplir les malles, donner des ordres, boucler les préparatifs. Le dîner de gala organisé en l’honneur de leur départ a failli tourner au fiasco lorsqu’il s’est retiré brusquement, les épaules secouées par des spasmes nerveux. Son médecin a eu beau affirmer aux convives que ce n’était rien, la fatigue, le temps orageux, personne n’a été dupe. Le cadet des Habsbourg a passé la soirée enfermé dans le pavillon du parc, abattu, criant à travers la porte au valet envoyé par sa femme : « Je ne veux plus entendre parler du Mexique ! »
Charlotte s’est appliquée à faire oublier l’incident. Elle a présidé le souper avec beaucoup de naturel et de grâce, assuré une conversation brillante avec ses voisins, en italien, en espagnol, en français – toutes les langues sont faciles pour elle. Elle a fait les honneurs du château de Miramare, a guidé les invités dans le parc tandis qu’un orchestre invisible jouait des valses viennoises. On l’a trouvée rayonnante, son nouveau titre d’impératrice lui allait à merveille, c’est ce qu’ils disaient tous. Elle acquiesçait : c’est vrai qu’elle est faite pour régner, elle le sait depuis toujours – ces choses-là se devinent très tôt affirmait son père, le roi de Belgique. Mais toute princesse qu’elle était, elle n’était qu’une fille qui, pour son malheur, avait épousé le frère cadet d’un empereur : la mauvaise équation qui vous condamne à rester dans l’ombre, à regarder les souverains régnants avec envie et tristesse, à attendre un tour qui ne viendra peut-être jamais. On ne parle pas du malheur de n’être pas dynaste, on l’éprouve en secret, comme une maladie honteuse. Il faut pour vous en délivrer un événement tragique, ou une nouvelle inattendue, une couronne qui vous tombe du ciel : pour elle, ça a été celle du Mexique, et même si son mari montrait des réticences à la coiffer, elle savait que c’était leur seule chance de régner, de guérir de l’obsession de l’ordre de succession.
Quand les derniers convives sont partis, elle s’est laissée tomber sur son lit, épuisée, satisfaite d’avoir sauvé la face. Elle fait cela mieux que personne, depuis toujours. La vie est un devoir qu’il faut accomplir, on le lui répète depuis vingt-quatre ans. Quand bien même on aurait droit à une part de faiblesse, son mari a tout pris, il n’y a plus rien pour elle.
Depuis qu’on est en mer, Maximilien va mieux. Il parle avec les marins, il s’intéresse aux machines, aux cartes. Chaque matin, dans le silence de sa cabine, il se consacre à la rédaction d’instructions destinées à la future chancellerie. Il dessine des uniformes. Ensuite, il déjeune avec elle. À ceux qui les côtoient sur le Novara, ils offrent le spectacle d’un couple pudique mais harmonieux. Heureux même, si tant est que l’équipage d’un bateau soit à même de juger des états d’âme de Leurs Majestés. Pour elle, ça ne fait pas de doute, ça se voit. Elle n’a jamais été aussi belle, un peu exaltée quand même avec ses yeux brillants et ses joues qui rosissent si facilement. Elle a le sentiment enivrant d’accomplir son destin, enfin. Elle a grandi avec l’idée de régner. On l’a élevée pour ça, on l’a mariée pour ça. Pourtant, tout a mal commencé. Elle n’a connu d’abord que l’échec –son mariage, le royaume de Lombardie-Vénétie perdu après deux ans de règne, à peine. Ensuite, la solitude, l’ennui entre les murs de Miramare.
À vingt-quatre ans, Charlotte prend sa revanche. En devenant impératrice du Mexique, elle répond à toutes les espérances, les siennes d’abord. Reste à découvrir le peuple qu’elle a promis de servir, le pays sur lequel elle règne déjà, qui est loin et un peu inquiétant à cause de la guérilla et des régimes qui se sont succédé sans jamais réussir à y garantir la paix. Elle sait que l’armée française y piétine depuis deux ans, ce qui est mauvais signe attendu que c’est la plus puissante du monde. Mais elle a vu des photos, des peintures superbes rapportées à Miramare par la délégation d’Estrada. La végétation est splendide. On lui a montré d’extraordinaires collections de papillons, des colibris. Des cactus par milliers. Des temples éboulés entre des palmiers, les Maranta, les Gloxinia, ces noms mystérieux tracés au crayon sur des planches par des herboristes voyageurs. Et d’autres images de jungle, où des rideaux de lianes pendent langoureusement dans une débauche de tiges et de feuilles, où l’on devine une chaleur moite, rampante, dont elle sent confusément la sensualité. Dans son esprit la jonction se fait entre son désert conjugal et la verdeur luxuriante de son empire. Elle devine un décor où renaître, l’humidité chaude qui remonterait par capillarité et viendrait inspirer son époux, peut-être. Elle goûte par anticipation ses noces enfin vengées dans la moiteur de la jungle mexicaine.
Elle sourit, tout ira mieux là-bas, tout s’arrangera. D’ailleurs, ce n’est plus si loin. On approche de la Jamaïque. L’océan lui a semblé petit, très facile à traverser, plein d’animation. Le Novara a croisé des navires américains, des corvettes sudistes surtout, condamnées à errer sur le globe tant que durera la guerre de Sécession. On s’est salué de loin, avec respect et courtoisie - révérence discrète, gestes de déférence, sourires. Charlotte a reconnu dans ces forceurs de blocus des gentlemen, des nostalgiques de l’ordre ancien qui regardent dans la même direct
- Ainsi, vous allez travailler au casino,,,
- A l'hôtel, plutôt. Femme de chambre, pas le choix. Le casino, mon père n'aurait jamais voulu. Il dit que c'est un lieu pour les cocottes et les baladeuses. Il est forgeron à l'arsenal, mon père. Moi pour sûr, j'aurais préféré autre chose, mais quand on doit gagner sa croûte, c'est pas l'heure de faire sa mâchouilleuse... Pas vrai ? D'ailleurs le travail ne me fait pas peur, j'ai commencé à tisser des draps à dix ans, alors pensez, servir de la limonade à des bourgeoises, à côté de ça, c'est comme des vacances.