L'appellation de roman graphique pour
de mal en pis est parfaitement justifiée. Épais, dense, l'oeuvre d'Alex Robinson exploite des thèmes littéraires nombreux et parfois complexes - l'entrée dans la vie active, la création littéraire, les questionnements amoureux, l'industrie du comics aux Etats-Unis - sans oublier d'être fluide.
C'est autour d'une galerie de personnages qu'Alex Robinson construit son récit. Sherman Davies exerce comme libraire - un métier qu'il déteste malgré son amour des livres - en attendant de devenir écrivain. Sa petite amie, Dorothy Lestrade, vit de piges dans un journal national. Sherman est le colocataire de Jane et Stephen ; elle écrit des romans graphiques sur la vie de femmes célèbres, lui est professeur d'histoire dans un collège. Enfin, Ed Rodriguez, un ami de Sherman, tente de percer dans le monde des comics tout en aidant son père à l'épicerie. Durant tout le récit, il tente de perdre sa virginité.
Chacun tente d'entrer au mieux dans le monde adulte. Aux idéaux étudiants succède le réalisme du quotidien et l'écriture, ou le dessin, deviennent des exutoires autant que des remèdes obligatoires à la sinistrose qui guette. Cette question de la création littéraire - et de la vie intellectuelle - traverse tout le roman graphique. Il faut dire que l'un des fils rouges est constitué par le combat mené par Ed et Irving Flavor, un octogénaire inoffensif qui a pourtant créé un personnage de comics renommé devenu héros de cinéma et véritable poule aux oeufs d'or pour la maison d'édition Zoom Comics. Seulement voilà, Irving Flavor a vendu, quarante ans plus tôt, les droits pour ce personnage pour une bouchée de pain, et les retombées économiques lui échappent totalement alors qu'il vit dans un studio minable du Queens. Robinson pose ainsi un regard aigu et acide sur le monde des comics aux Etats-Unis, plus vivant que jamais grâce à la communauté des lecteurs devenus pour certains des geeks, mais qui répond avant tout à un système économique définitivement capitaliste, régi par le droit et l'opportunité financière.
Les histoires d'amour et de jalousie, de tentation et de trahison, émaillent également la lecture. L'histoire d'amour entre Sherman et Dorothy est mal vécue par Jane, actuelle coloc' de Sherman et ancienne coloc' de Dorothy. Ed, lui, mettra longtemps avant de pouvoir prendre confiance et ainsi ouvrir son coeur aux femmes. D'autres personnages, apparaissant en fulgurance - ainsi James, ancien collègue de Sherman à la librairie et véritable Dom Juan -, donnent encore plus de densité au récit. L'écriture d'Alex Robinson est souvent juste, et les questionnements autant personnels - voire intimes - que professionnels ou philosophiques sont intemporels, gardant toute leur consistante en 2016 alors que le roman graphique, écrit en 2001, prend place dans le New York des années 1994-1997.
La fluidité de la lecture tient également au dessin. En noir et blanc, mais loin du trait très appuyé du comics à la Burns, réaliste tout en se réservant le droit de virer au cartoonesque pour exprimer les sentiments des personnages, le dessin de Robinson fourmille de détails que le lecteur pressé pourra ne pas voir sans rien manquer pour la compréhension. Pour le lecteur plus attentif, quelques surprises se cachent. Toutefois, la lecture prend nettement le pas sur le visuel, d'où un léger déséquilibre dans le livre. Un bien simple défaut, aisément pardonnable, tant ce roman graphique est une réussite précise et juste.