Seul me chagrinait un peu le procédé employé par le voisin pour réaliser une bonne affaire. On ne peut pas dire qu'il était du village, même s'il y était né, car il n'y avait jamais vécu. Il vivait quelque part en Provence et faisait de rares apparitions. Je l'avais croisé quelques fois et, refusant de reconnaître, le délit de sale gueule, je m'étais efforcé d'oublier son air de faux dur et la pesante quincaillerie que constituaient sa chaîne et sa gourmette en or pour entretenir des relations aussi chaleureuses qu'avec les autres villageois. Mais la voix traînante de beauf méridional, les propos racistes qu'il lui arrivait de tenir et qui s'accordaient si bien avec un quotient intellectuel de rhinocéros n'avaient pas tardé à réduire la durée de nos rencontres.
Autrefois, une chèvre fugueuse décortiquait de jeunes plants de châtaigniers, un chien égorgeait une brebis et ça pouvait être le prélude de tragédies dont parfois héritaient les générations suivantes. Il arrive encore que, excédé par les dégâts causés par des animaux errants, un villageois abatte quelque cochon dévastateur ou quelque vache à prime que leurs propriétaires laissent divaguer en toute impunité. Ce genre d'incident crée un climat tel que le pire est toujours à craindre, quand il ne se produit pas. Si ce climat n'entraîne pas autant de tragédies que sous l'occupation génoise, il est le produit de causes identiques : une justice aussi bafouée par les juges génois d'hier que par les juges d'aujourd'hui.
Dans la salle d'audience où se déroulait l'abattage des plaidoiries, je me revois perdu au milieu des justiciables qui attendaient que fût traitée leur affaire. Je revois, émergeant de la longue table derrière laquelle siègent les deux autres magistrats, un petit homme replet qui, enfoncé dans son fauteuil de cuir, somnole paisiblement. A quoi bon écouter les avocats débrider leurs arguments? Pour lui, nous sommes déjà des dossiers et, quel que soit le contenu du mien, mon sort est fixé. Mais cela, je ne le sais pas encore.
Avec ces murs qui s'écroulaient, avec ces hommes et ces femmes qui s'en allaient, je ressentais que quelque chose de moi était en train de disparaître aussi. Ma décision était prise. Si insensée que fût l'entreprise, il fallait inverser un processus que l'on disait irréversible : il fallait relever ces vieux murs, chasser les ronces et les orties, faire la guerre au silence, le remplacer par des éclats de voix et des rires d'enfants.
Deniers et amitiés tordent le nez de la justice - Vieux proverbe corse
Jean-Claude Rogliano avait huit ans quand, au fond de son village, il découvrit, abandonné aux ronces et au lierre, un hameau fortifié du XIIIe siècle. Tombé amoureux de ses maisons tours, nourri des récits que son père, un merveilleux conteur lui faisait, il peuplait ce lieu à vertige de personnages réels ou de légende qui l'avaient habité autrefois. Après s'en être inspiré pour en faire le décor de son premier roman, il en a fait l'acquisition pour en relever les ruines afin de l'habiter et créer des gîtes afin de partager avec des hôtes venus du monde entier la magie de Tours de Tèvola. Son premier roman, Mal'Concilio, demeure le livre corse écrit en français le plus lu.
+ Lire la suite