Ce peuple en petit (Gallimard, 2009) se présente en une trinité, trois voix juxtaposées aux points de convergences trompeurs mais qui crée une image durable du chaos fragile et tragicomique de la vie humaine.
Le premier personnage, dominant le récit, est celui de Karl, un acteur de théâtre allemand revenu dans sa ville natale de Bochum, pour y interpréter le rôle principal de la «Mort d'un Commis voyageur». Cet acteur au sommet de sa gloire, mais au corps vieillissant gagné par des dysfonctionnements de plus en plus nombreux, est rattrapé dans ce lieu – Bochum - par tous ses souvenirs, et en particulier ceux de son père haineux, lui aussi malade et cloué dans un fauteuil roulant à la fin de sa vie, et ceux de son beau-père, un notable viennois exécré de sa fille, lignée paternelle haïssable qu'il reproduit lui-même vis-à-vis de son beau-fils et peinture monstrueuse de la famille comme lieu d'étouffement gangrené par les heures les plus sombres de l'Histoire allemande et autrichienne, qui résonne de l'écho des textes de
Thomas Bernhard.
«En sortant de la gare en début de matinée, sous la bruine, la tête chargée des bribes de conversations entendues tout au long du trajet, dans la fraîcheur, les muscles encore engourdis complètement froissés, le corps en réalité tout entier dans le cul, j'ai été lourdement frappé, comme étourdi en même temps que fasciné, par la laideur chaque fois plus surprenante de la ville. le mot ville me semble d'ailleurs largement usurpé tant l'architecture du lieu, les plans qui ont présidé à sa fondation, l'espèce de haine du goût dont il s'imprègne, me font davantage penser à une benne à ordures. Une benne à ordures en brique rouge, en métal, en verre fumé – et remplie à ras bord d'ouvriers au chômage. Dans nulle autre région d'Allemagne, dans nulle autre ville de la Ruhr, les crimes de nos parents, et la reconstruction précipitée qui les a suivis, se font autant sentir – avec autant de preuves, autant d'éclat. Dans cette ceinture industrielle en décrépitude, autrefois poumon minier du pays, se sont joués à deux reprises, avec un scénario identique, un aboutissement identique, tous les drames de l'Allemagne moderne : l'armement massif, la destruction massive, la reconstruction, le chômage massif. Au milieu de la scène, comme rescapée d'une catastrophe naturelle, le visage ahuri après tant d'humiliations, après tant de ferveur fanatique, survit chichement une population de petites gens hagards, voûtés et depuis toujours piétinés au nom de la grandeur de l'Allemagne ; grandeur qui a tour à tour et sans véritable transition porté le nom de nazisme puis celui de miracle économique.»
Puis il y a la voix d'un fils, avec une narration centrée autour des dates : du 3 janvier 1979 au 5 février 1989, il grandit tant bien que mal pendant ces dix années au milieu des horreurs d'une guerre, dans un pays qui ne sera pas nommé, où les activités et loisirs quotidiens sont interrompus, inévitablement, par le chaos imprévisible et incompréhensible, les déménagements forcés et la violence inique.
«Réveil une fois de plus tonique bombardements drus font tanguer les bagnoles. Vingt trente quarante obus de divers calibres pour planter le décor rappeler leur quotidien à tous. le quotidien de tous c'est le bruit qui avance par paliers par sauts quantitatifs du lointain monstrueux à l'immédiat inaudible. L'attente l'effroi la panique. le quotidien c'est le vacillement des structures la pierre qui se soumet les éclatements de verre la distribution aveugle des débris. le quotidien c'est la certitude informulée que le plafond lui-même est une menace.»
Entre les deux est un esprit insane, un homme anonyme à Paris – appelé simplement le Personnage Deux - en proie à des histoires de voisinage étranges, obnubilé par les araignées qui peuplent son plafond et surtout par le langage et ce que veulent dire les mots - un homme qui doute du sens de chaque mot, et du réel lui-même.
L'exercice formel est un peu trop visible, mais la force de la langue d'
Oliver Rohe fait naître une vision d'un monde où tout peut s'écrouler, une vision d'une clarté aveuglante sur ce que les rapports humains peuvent comporter d'abjection, de solitude mais aussi de drôlerie, et sur toutes les ressources qui jaillissent du langage.
«Il est très facile de passer – certains diront tuer – une journée en se contentant d'observer le plafond. le plafond déploie une vie mondaine très riche […] Ce sont des moments privilégiés
où il est possible de vérifier l'étendue de son vocabulaire, de mettre en relation les mots et les objets, voire d'interroger l'arbitraire de leur union.»