« Si tu n'étais pas mon amie, je ne saurais pas qui je suis. »
Alice, Eileen, Simon, Felix : deux femmes, deux hommes réunis dans un quatuor d'amitié et d'amour, à moins que cela ne soit l'inverse. Liés de longue date ou plus récemment, et arrivés au coeur de la trentaine, l'heure est à l'interrogation sur le véritable passage à l'âge adulte, forts des expériences déjà passées, mais inquiets devant la tournure prise par l'époque.
Dans
Où es-tu, monde admirable (Quel titre, où la traduction légèrement différente du vers allemand d'origine ou du titre britannique fait une sacrée différence - Bravo
Laetitia Devaux),
Sally Rooney nous plonge dans le tourbillon existentiel de deux amies d'enfance, que la vie a malmenées sans pour autant les séparer.
Alice, romancière à succès, qui a tant souhaité la célébrité qu'elle la subit maintenant qu'elle est là : « Je suis consciente de l'extraordinaire privilège de pouvoir gagner ma vie avec quelque chose d'aussi inutile, par définition, que l'art. » Et Eileen, assistante littéraire à la vie solitaire comme le fut son enfance avant qu'elle ne rencontre Alice puis Simon. Peu de choses en commun, excepté leur jeunesse, les souvenirs, leurs échanges sur leurs amours respectifs. L'amitié, quoi…
En racontant ces tournants de vie,
Sally Rooney ne se contente pas d'explorer les états d'âmes de ces jeunes trentenaires (dont je suis parfois resté spectateur), mais à travers elles, raconte à voix haute les travers de notre siècle. Et là, c'est absolument délicieux ! Car tout y passe. Florilège, non exhaustif :
La course à la célébrité : « Les gens qui deviennent célèbres parce qu'ils le veulent – je parle des gens qui, après avoir goûté à la gloire, en redemandent – sont, et je le crois en toute sincérité, psychologiquement malades. »
La vacuité de beaucoup de combats à mener : « J'ai envie de vivre autrement, ou s'il le faut, de mourir pour que d'autres puissent un jour vivre autrement. Mais quand je cherche sur Internet, je ne vois pas beaucoup d'idées qui vaillent la peine de mourir. La seule qu'on y trouve, il faut croire, c'est qu'on devrait contempler l'immense misère humaine qui s'étale sous nos yeux et se contenter d'attendre que les moins malheureux et les moins opprimés nous disent comment y remédier. Comme si on croyait que les conditions de l'exploitation génèreront miraculeusement une solution à l'exploitation. »
Les auteurs contemporains et leurs travers « hors sol » : « Pourquoi prétendent-ils être obsédés par la mort, le deuil ou le fascisme alors qu'en réalité, ils sont obsédés par la question de savoir si leur dernier livre va être chroniqué par le New York Times ? (…) « Ils rentrent chez eux après un week-end passé à Berlin, quatre interviews, trois séances photos, deux rencontres à guichets fermés, trois long dîners agréables où tout le monde s'est plaint de mauvaises critiques, et ils ouvrent leur vieux MacBook pour écrire un petit roman bien senti sur “la vie ordinaire“. Je ne dis pas ça à la légère : ça me donne la nausée. »
Les comportements sexuels « Honnêtement, je me dis que si tout homme qui s'est un jour mal comporté dans un contexte sexuel devait mourir demain, il en resterait environ onze sur terre. Et pas que les hommes. Les femmes, les enfants, tout le monde. Là où je veux en venir, c'est sans doute à ça : Et si ce n'était pas seulement un petit nombre de personnes malveillantes qui craignaient que leurs mauvaises actions soient exposées ? Si c'était notre cas à tous ? »
La laideur de l'époque « Ma théorie, c'est que les humains ont perdu le sens de la beauté en 1976, l'année où le plastique est devenu le matériau le plus utilisé au monde. »
Le pardon : « On déteste les gens à cause de leurs erreurs tellement plus qu'on ne les aime pour avoir bien fait, que la façon la plus simple de vivre est de ne rien faire, de ne rien dire et de n'aimer personne. »
La liste pourrait être encore longue de tous ces aphorismes délectables, incluant la religion, la littérature – on croise ici
Proust, Morisot, Manet, Picasso, Ernaux,
Miles Davis,
Henry James ou Tolstoï – le sexe ou la beauté. le tout dans un style qui m'a particulièrement ravi : « Il avait une voix claire et mélodieuse avec une pureté tonale qui emplissait la pièce, montait puis retombait si bas qu'elle en avait presque la qualité du silence. »
En conclusion, paraphrasant le Tancrede du Guépard, il faudrait finalement que tout change pour que rien ne change : « Je veux que tout soit comme avant, a dit Eileen. Qu'on soit à nouveau jeunes, qu'on habite l'une près de l'autre, que rien ne change. »
Et un peu après, « Alors, malgré tout, malgré l'état du monde tel qu'il est, l'humanité au bord de l'extinction, me voilà encore en train d'écrire un mail sur le sexe et l'amitié. Mais qu'y a-t-il d'autre à vivre ? »