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Critique de vibrelivre


Les yeux de ma chèvre
Eric de Rosny, Terre humaine, Plon, 468p, 1976

C'est un Bassa de Douala qui, la tête armée d' arrière-pensées, m'a recommandé le livre. Un must en sociologie dans les années 70. Ecrit par un prêtre jésuite français. Quel meilleur garant d'autorité pour quelqu'un -moi- qui met en doute les pratiques des sorciers, non, le mot ne convient pas du tout, il s'agit au contraire de guérisseurs ?
le Bassa a suivi de hautes études, économiques et politiques, en France, Il est rationnel, il réfléchit. Il est protestant. Il croit en la grandeur de Dieu.
Il est malade, il souffre d'insuffisance rénale. Il a du mal à accepter sa maladie. Mais contre la maladie, il faut tout entreprendre. Il fait appel au guérisseur, non, aux guérisseurs, au nombre de trois, qui coûtent cher, très cher ; qui plus est, il ne comprend pas leur langue. L'Occidentale que je suis a les poils qui se hérissent. Au Cameroun, pays de la corruption, tout se vend. le Pygmée, qu'un Noir genre commercial te présente, ne te dit bonjour que si tu lui donnes les pièces d'argent qu'il te demande. Sinon, si le hasard te fait croiser leur chemin, ils te saluent avec cordialité. L'amitié aussi a un prix. Si tu attends un service, tu arrives avec l'argent. Alors la santé, qui est le bien le plus précieux, à combien l'estimes-tu ?
Mais qu'entend-on par santé au Cameroun ? Bien sûr, c'est le fait de ne pas être malade (et pour cela, par réalisme, les Africains vont chez le médecin) mais bien plus, de jouir de bonnes relations sociales et familiales. L'harmonie familiale va de pair avec un bien-être social. C'est pourquoi le chef d'un village doit être ferme. Il doit mettre fin à toute dissension familiale qui risque de mettre le désordre dans la société. Il n'est pas indifférent que Eric de Rosny ait fait mettre la photo de Cain Dibunje Tukuru sur la couverture de ce livre, plutôt que celle d'un nganga. ; Cain est un chef traditionnel qui a protégé Rosny et l'a fait accepter, en l'adoptant comme son fils à qui il donne son nom de Dibunje, qui signifie jeune pousse. le chef collabore avec les nganga et khamsi qui remettent de l'ordre là où il a disparu.
le Bassa qui m'occupe dit avoir rompu tout lien avec sa famille parce qu'elle le vole, ses frères et soeurs même père même mère. Les structures familiales au Cameroun sont différentes des structures françaises par exemple, et elles sont suffisamment solides malgré leur discorde pour ne pas tomber dans la désorganisation totale. J'ouvre une petite parenthèse : les enfants, je l'ai constaté, sont plus calmes et plus patients que les nôtres. Ce qui n'est signe de rien. Etre en bonne santé, c'est donc ne pas être malchanceux, ne pas être au chômage par exemple, ne pas être maltraité par la famille ou des voisins, ou pour le Bassa mentionné, ne pas avoir d'ennemis qui cherchent sa mort. Car ton sorcier, c'est toujours l'un des tiens. Velibor Colic, l'auteur bosniaque de Les Bosniaques, livre que j'ai tant admiré, dit pareillement que celui qui te dénonce, c'est ton voisin. C'est pourquoi tu dois être « blindé » porter sur toi des choses qui te protègent. Alors, le besoin du médecin est faible, il faut trouver le nganga, le guérisseur, ou joliment ou solennellement dit, le Maître de la Nuit. Mais quand tu vas chez le nganga, prends toujours quelque chose (un cadeau) sous le bras. Il est vrai que ce dernier effectue tout un travail, long, dangereux, chercher des écorces particulières, des plantes (plus puissantes que les médicaments pharmaceutiques) dans des mangroves aux palétuviers enchevêtrés, se heurter à des gens malveillants, risquer la mort même. Et que le résultat de ce travail permettrait à quelqu'un de se sentir mieux, d'être bien. L'enjeu est d'importance. A comparer le travail et le coût de l'analyste occidental, on est à peu près dans les mêmes chiffres.
Eric de Rosny, le prêtre jésuite, est professeur d'anglais au collège Libermann (pas l'homme libre!, dommage, le missionnaire) de Douala, et il est frustré de ne pas comprendre les réactions de ses élèves, faute de connaître leur univers. Aussi décide-t-il d'apprendre leur langue, le douala, et de vivre au plus près des Douala, dans l'intérieur du quartier Deïdo, qui tient son nom d'une corvette anglaise, la Dido, ancrée à cette hauteur du fleuve vers 1850. Un de ses voisins, Din, de l'île de Madimba, chrétien, exerce de nuit ses pouvoirs mystérieux et périlleux. La musique qui lancine, la transe, l'alcool, le feu, les ennemis visibles et invisibles, les tensions familiales, la fatigue, jouent dans la cérémonie de lutte contre ceux qui veulent du mal. le prêtre, admis à ces séances nocturnes -il deviendra un étranger adopté, un njan, il donnera son nom au dernier fils de Din, Ericderosny- observe, se fait traduire ce qu'il ne comprend pas, pose des questions ; il ignore et il est sceptique. Mais il sait que la culture, c'est l'esprit très particulier d'un peuple, que cet esprit est insaisissable. Il lui faut du temps et de la volonté pour pénétrer, voire déchiffrer, ce qui lui reste caché. L'homme a un double, il est à la fois personne visible et invisible ; c'est une évidence pour le Camerounais moyen. Cependant l'école joue son rôle ; ceux qui sont scolarisés prennent leurs distances avec les croyances traditionnelles qui ont à résister. Et elles résistent : pour preuve, mon Bassa qui, désespéré de ne jamais réussir, se tourne donc vers tous les côtés possibles. Quant aux Bamiléké, résolument modernes et diplomates finalement, ils conjuguent science et croyances pour être complets et au cas où. Ceux qui sont allés à l'école demandent à Rosny ce qu'il pense de tout cela, s'il y croit, si tout cela est vrai. Lui répond que c'est efficace, et que celui qui veut guérir guérit. Que dit-on d'autre dans nos pays ? Eric de Rosny sait qu'il a à être prudent, un Blanc peut être un vendeur d'hommes, qu'il y a des manipulateurs de la croyance ; il fait la part entre la comédie des gestes, des attitudes, sous-tendue toujours par une volonté de pouvoir, ou une recherche d'argent, et la sincérité des actes ; il confronte sa propre foi aux croyances ; son esprit de charité (qui veut qu'il aime jusqu'à ses ennemis) est peu compatible avec la pensée des nganga qui disent ne pouvoir aimer les ennemis qu'à moitié ; il essaie de rendre au plus juste la traduction d'un terme douala, maladie ou malédiction, chance ou grâce, le nganga n'est jamais loin d'un ou de Dieu . Il s'interroge sur la possibilité de rendre compte du mystère.
Pour cela, Eric de Rosny se rend chez Loe, un autre nganga, Douala, chrétien lui aussi, dans sa quête de compréhension. Il visite également la khamsi des montagnes, la notable de Dieu, celle qui est devin. Entre eux deux, immédiatement, c'est la connivence. Ils se sont reconnus, tous deux ont eu la vocation. Elle, par la voie de la folie, quand Dieu s'est saisi d'elle. Ainsi la folie, en Afrique, n'est pas systématiquement signe d'exclusion, mais elle est exploitée dans un sens bénéfique. Elle est retournée vers le soin, l'acte de guérir. Elle est Bamiléké. Elle n'est pas chrétienne. Eric de Rosny mène une enquête approfondie, respectueuse, humble : il ne veut pas être le professeur, le pédant qui sait tout, comme une patiente le lui en a fait le reproche dans une analyse collective à Paris ; il se met dans la position de celui qui apprend. Il garde sa lucidité, sa motivation est de s'ouvrir à l'autre, d'avoir d'autres yeux, qui est le seul véritable voyage, à en croire Proust. Aussi, va-t-il au terme de son initiation en acceptant l'offre de Din de lui donner à voir. Il comprend que cette vision, c'est d'abord la révélation de la violence entre les hommes. Qui, à moins d'être le ravi de la crèche, ne sait que le monde est violent ? Certes, mais tout un chacun note le fait, sans plus, sans se sentir concerné. Une fois que la rumeur se répand, qui ne sait qu'il n'y a plus moyen de raisonner les gens du coin ? Les Occidentaux aussi sont les proies des génies du mal. Din donnera à Rosny les yeux d'une chèvre que le nganga aura choisie lui-même, parce qu'il doit voir des ressemblances entre l'animal et le bénéficiaire ; la chèvre est gravide ; Rosny a le ventre rond. Din ne manque pas d'humour. La chèvre, considérée comme une personne, mourra sans qu'on la tue, épuisée par les gouttes que le nganga lui met dans les yeux, afin qu'elle prenne sur elle les malheurs et les sorts. Quant au prêtre, il verra, avec ses quatre yeux, c'est-à-dire qu'il verra physiquement les gens qui veulent du mal. Quoi qu'il en soit, il veut savoir s'il est véritablement quelqu'un à qui on a ouvert les yeux. Il se rend chez la khamsi qui lui dit que chaque fois qu'elle pense à lui, elle le mange. Il n'est donc plus le prêtre jésuite observateur extérieur des rites, mais bien un voyant. Et voyant, il faut qu'il le soit, pour comprendre ce que la khamsi veut dire.
Au sortir de ce livre, je reste avec mes questions. C'est que tout ce qui ne ressortit pas à la raison peut difficilement être appréhendé, le chamanisme pour donner un exemple, ou les oracles pour remonter plus loin dans le temps, et tellement rassurant quand on en saisit une infime partie. La vision n'est-elle pas donnée à qui fait preuve d'observation et de concentration, et nous ne l'avons pas faute de ténacité et d'intérêt et surtout de courage, ou d'être capable de sortir de soi ? J'ai lu ce livre avec une vraie curiosité et aussi une grande irritation (parce que je me rappelle certains comportements africains vis-à-vis de la Blanche que je suis) sûrement deux autres yeux m'ont fait défaut pour en extraire toute la moelle. Tout le monde est susceptible de malveillance, mais si tu te tiens sur tes gardes, tu es avisé, tu sais tenir ta langue, et si tu t'ouvres à autrui, tu mènes une vie féconde. Si quelqu'un détient une connaissance supérieure, essaie patiemment de la comprendre. La patience me manque. Mon Bassa ne réussit toujours pas dans ses affaires.
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