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Critique de cprevost


Philip Roth est un des écrivains états-uniens majeurs de sa génération. Dans sa célèbre trilogie – « Pastorale américaine », « J'ai épousé un communiste » et « La tache » – il rend brillamment compte de l'incidence de l'Histoire sur la vie de ses personnages. C'est en effet toute une réflexion sur l'identité américaine à travers l'histoire des années 1940-1960 qu'il entreprend dans ces trois ouvrages. Dans les grands bouleversements de l'Amérique de l'après-guerre, il rend justices aux individus malmenés par les évènements. Il se penche sur quelques grands moments de la crise de la gauche intellectuelle états-unienne. La vulnérabilité, la fragilité mais aussi l'infini complexité de l'Homme est ici, comme toujours, au centre de l'oeuvre de Philip Roth.

Dans « J'ai épousé un communiste », Nathan Zuckerman écrivain en réclusion volontaire à la campagne, retrouve avec émotion son ancien professeur d'anglais Harry Ringold. Ils évoquent ensemble le passé… le maccarthysme a beau déferler sur l'Amérique au tournant des années cinquante, Ira Ringold, le frère cadet d'Harry, se croit suffisamment fort. Non seulement parce que son appartenance au parti communiste est ignorée, mais aussi parce que l'enfant des quartiers pauvres de Newark, l'ancien mineur au lourd passé, l'ancien combattant, s'est réinventé en Iron Rinn, vedette de la radio, idéale réincarnation de Lincoln, et heureux époux de l'actrice mondaine Eve Frame. Mais c'est compter sans la pression du pouvoir, sans les aléas du désir et de la jalousie, sans la part d'ombre que cachent les êtres. Lorsqu'une politique dévoyée contamine jusqu'à la sphère intime, les contradictions s'exacerbent et la trahison détruit les hommes.

« J'ai épousé un communiste » est un livre ramassé et dense. Il est pourtant écrit avec un maximum de simplicité. Si le récit embrasse de nombreuses années, le temps lui semble s'y recroquevillé. Cette histoire fait l'effet plutôt d'un bloc compact et infiniment complexe. Les personnages donnent l'impression d'être enserrés dans leur propre histoire. Leur héritage est celui des quartiers pauvres de Newark. Les protagonistes sont pris dans l'étau du maccarthysme qui déferle sur l'Amérique au tournant des années cinquante. Ils sont façonnés par le hasard des rencontres. La narration avec ses retours incessants en arrière donne ce sentiment d'enfermement . Les héros ne sont certes pas déterminés par leur passé, leur environnement et l'Histoire mais leurs déplacements biographiques ne sont pas pour le moins aisés. Atomes d'un solide surchauffé – la société, ils vibrent toujours énormément, ils permutent parfois, corps étrangers, ils peuvent également s'insérer dans des milieux voisins et translater imperceptiblement. La société humaine n'est pas continue, explicable mais apparaît dans ce récit comme granuleuse. C'est ici la mise à jour des sollicitations infinies qui rend justice à l'individu et éclaire ses nécessaires contradictions. Laissons la parole à Nathan Zuckerman : « A présent, parfois quand je me penche sur mon passé, j'ai l'impression que ma vie se ramène à l'écoute d'un discours fleuve. Tantôt la rhétorique en est originale, tantôt plaisante, tantôt en carton-pâte ; tantôt elle est fébrile, tantôt terre à terre ; il lui arrive d'être pointue comme une aiguille, et je l'écoute depuis aussi longtemps que ma mémoire remonte. Ce qu'il faut penser, ce qu'il ne faut pas penser ; ce qu'il faut faire, ce qu'il ne faut pas faire ; qui détester, qui admirer ; les causes à embrasser, le moment de s'en émanciper ; ce qui fait jouir, ce qui fait mourir, ce qui est digne d'éloges, ce qui mérite pas qu'on s'y arrête ; ce qui est nuisible, ce qui est de la merde, comment garder l'âme pure ». Faut-il croire O'Day, le militant désintéressé et ascétique luttant pour la dignité de ses frères prolétaires ? Faut-il croire le professeur Léo Glucksman et se consacrer à la sauvegarde des mots et de la production artistique ? Faut-il imiter Harry Ringold, le pédagogue humaniste et lettré ? Faut-il imiter Sylphide misanthrope et tyran ?... Il n'y pas dans ce livre d'explication mais des mises à jour. C'est une oeuvre littéraire qui donne vraiment à penser, à penser les tentations contradictoires de l'isolement, de l'engagement, de la morale … « On réussit à s'abstenir de trahir d'un coté, et voila qu'on trahit ailleurs. Parce que le système n'est pas statique. Parce qu'il est vivant. Parce que tout ce qui vit est en mouvement. Parce que la pureté est une pétrification. Parce que la pureté est un mensonge. Parce que sauf à être un parangon d'ascétisme comme Johnny O'Day et Jésus-Christ, on est aiguillonné par des centaines de choses. Parce que sauf à foncer dans la vie en brandissant comme un pieu une vertu ostentatoire, à la manière des Grant, sauf à entretenir le gros mensonge de la vertu ostentatoire pour justifier ce qu'on fait, il faut se demander, à longueur de temps : « Et pourquoi je fais ce que je fais ? » Et il faut se supporter soi même sans connaître la réponse ».

Philip Roth rend parfaitement compte de la complexité de la vie et c'est ce sujet qui dicte la forme de son roman qui n'est ni vraiment classique, ni vraiment linéaire. Nous progressons dans le temps mais sans jamais négliger les occurrences du passé. Toujours à la frontière de la fiction, l'auteur mêle des aspects autobiographiques à son roman et fait part des impressions éclairantes sur la création littéraire de son alter ego, l'écrivain Nathan Zuckerman : «Rendre la nuance telle est la tâche de l'artiste. Sa tâche est de ne pas simplifier. Même quand on choisit d'écrire avec un maximum de simplicité, à la Hemingway, la tâche est de faire passer la nuance, d'élucider la complication, et d'impliquer la contradiction. Non pas d'effacer la contradiction, de la nier, mais de voir où, à l'intérieur de ses terme, se situe l'être humain tourmenté. Laisser de la place au chaos, lui donner droit de cité. Il faut lui donner droit de citer. Autrement on produit de la propagande, sinon pour un parti politique, un mouvement politique, du moins une propagande imbécile en faveur de la vie elle-même –la vie telle qu'elle aimerait se voir mise en publicité».

Il est souvent question d'auto fiction avec l'oeuvre de Philip Roth. Elle n'a heureusement absolument rien de commun avec le genre littéraire qui se déploie chez nous. Ce n'est pas une vie particulière qui s'étale avec impudeur mais l'expérience, contradictoire, de toute une existence qui se réfléchie. La littérature en pensant la vie nous aide, si nous sommes capable d'une lecture intelligente nous prévient l'auteur, à vivre la notre … rien que cela.
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