Citations sur La crypte des Capucins (36)
Je ne me sentais pas d’aise, j’étais rentré dans mes foyers. Nous avions tous perdu notre position, notre rang, notre maison, notre argent, notre valeur, notre passé, notre présent, notre avenir. Chaque matin en nous levant, chaque nuit en nous couchant, nous maudissions la mort qui nous avait invités en vain à son énorme fête. Et chacun de nous enviait ceux qui étaient tombés au champ d’honneur. Ils reposaient sous la terre. Au printemps prochain, leurs dépouilles donneraient naissance aux violettes. Mais nous, c’est à jamais inféconds que nous étions revenus de la guerre, les reins paralysés, race vouée à la mort, que la mort avait dédaignée. La décision irrévocable de son conseil de révision macabre se formulait ainsi : impropre à la mort.
Je vivais dans une compagnie joyeuse, voire turbulente, de jeunes aristocrates, classe de la société qui, avec celle des artistes, avait mes préférences. Je partageais leur frivolité sceptique, leur mélancolie impertinente, leur laisser-aller coupable, leur air de distraction hautaine, enfin tous les symptômes d’une « décadence » dont nous percevions pas encore la venue. Au-dessus des verres que nous vidions gaiement, la mort invisible croisait déjà ses mains décharnées.
Il y avait plus de trois ans que j'aimais Élisabeth. Mais les seize heures en perspective me paraissaient longues comparées aux années écoulées, et cela contrairement à ce qu'on eût dû attendre. C'est que les choses défendues passent vite, les choses permises au contraire sont marquées au signe de la durée.
J'appris ainsi que le printemps, l'été, l'automne, mon cousin Branco était un paysan dévoué à sa terre et, l'hiver, un marchand de marrons. Il possédait une peau de mouton, un mulet, une petite voiture, un réchaud et cinq sacs pour sa marchandise. Ainsi équipé, tous les ans, au début de l'automne, il prenait la route afin de parcourir quelques pays de l'ancienne monarchie. Mais quand un endroit déterminé lui plaisait particulièrement, il lui arrivait aussi d'y passer l'hiver tout entier, jusqu'à la venue des cigognes. Puis il attachait ses sacs vides sur le mulet et gagnait la prochaine gare. Il embarquait son matériel, rentrait chez lui, redevenait paysan.
Je n'avais aucune espèce de préjugés. Oh ! non. Dans le monde où j'avais grandi, on considérait les préjugés presque comme un signe de vulgarité.
- De tous les peuples de la double monarchie, le plus malheureux, c'est le peuple hongrois, dit-il.
C'était sa profession de foi, une phrase consacrée. Il nous assommait tous. Il parvenait même à mettre en colère jusqu'à Chojnicki, notre doyen. Aussi sa réplique invariable ne pouvait-elle manquer, et il répéta comme d'habitude:
- Mon cher Kovacs, les Hongrois de leur côté ne se font pas faute d'opprimer les Slovaques, Roumains, Croates, Ruthènes, Bosniaques les Souabes de la Bacska et les Saxons de Transylvanie.
Ainsi que mon père le disait souvent, la gaieté de Vienne, en sa diversité, se repaissait nettement de l'amour tragique voué à l'Autriche par les terres de la Couronne.
P. 72
La quintessence de l'Autriche, on ne la découvre pas au centre de l'empire, mais à la périphérie. Ce n'est pas dans les Alpes qu'on trouve l'Autriche : on n'y trouve que des chamois, des edelweiss, des gentianes, mais on n'y devine qu'à peine la présence de l'aigle bicéphale. La substance autrichienne est sans cesse nourrie, refaite par les pays de la Couronne.
P. 19
Je sortis devant la porte du balcon et criai son nom à plusieurs reprises. Il me répondit enfin. La nuit était froide, si glaciale qu'il m'avait semblé que mon appel, à peine lancé, devait geler sans jamais atteindre celui que je hélais. Je levai les yeux vers le ciel. Les étoiles d'argent n'avaient pas l'air d'être enfantées par le firmament, mais d'y avoir été plantées comme des clous, des clous scintillants. Un fort vent d'est, le tyran des vents de la Sibérie, me coupait la respiration, enlevait à mon cœur la force de battre, à mes yeux la faculté de voir.
" Il n'y a pas de noblesse sans générosité, tout comme il n'y a pas de désir de vengeance sans vulgarité. "
(page 33).