AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9782264033130
448 pages
10-18 (15/03/2001)
3.94/5   82 notes
Résumé :
L'Occident, c'est avant tout une conception de l'Amour.
Denis de Rougemont rejoint l'actualité la plus brûlante en traitant ce sujet éternel qu'il a su entièrement renouveler. Il a mis l'accent avec une autorité exceptionnelle sur les valeurs de fidélité que l'homme ne peut nier sans se condamner à la perdition.
Que lire après L'amour et l'OccidentVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (8) Voir plus Ajouter une critique
A force de lire des bouquins, on se dit parfois qu'on a fini par toucher le fond et que les conneries inscrites sur le papier ont fini par se faire une place d'honneur dans ce bouillon qui nous sert de cervelle. Qui aurait-on pu être sans cette infusion de jus de culture ? Il ne reste rien de toutes ces heures passées à déchiffrer les philosophes. Aucun de leur système ne résiste au moindre de nos déséquilibres hormonaux ou à la plus légère défaillance de notre système thyroïdien. La philosophie ne pèse pas bien lourd dans la régulation de notre métabolisme.


L'Amour et l'Occident, thèse pondue en 1938 dans une extrême clairvoyance de la situation internationale, n'échappe pas à la règle même si elle nous permet d'épurer le paysage des barbouillis littéraires, philosophiques et tintouini. Programme : arrêter de prendre des vessies pour des lanternes. Et arrêter de croire que les lanternes sont une garantie de bonne vue.


Le roman, à l'origine, était ce récit tragique qu'on nous offrait en pâture et dans lequel tout ce qui paraît avoir de la valeur devrait mériter qu'on s'écartèle et qu'on braille de souffrance toute sa vie dans l'attente d'une vision extatique qui viendrait nous prouver que tout ça, c'était pas pour rien. le roman qui parle de rien, le roman qui parle d'un contentement égal, n'existe que depuis récemment et se fait rare. Il n'a généralement pas de succès, ce qui prouve bien que l'atavisme est puissant.


Denis prend pour point de départ le roman de Tristan, avec sa meuf Iseut. Il nous découpaille le roman comme une volaille de Noël et nous raconte les banalités à son sujet : c'est l'histoire d'un amour impossible et malheureux, d'un amour d'autant plus passionnel qu'il échoue. Un amour tragique, comme tant d'autres. Oui mais, se demande Denis, ce qui est curieux, c'est que cette histoire aurait eu mille occasions de réussir, mais aucun des deux amants n'a voulu s'en emparer. Alors, pourquoi que non ? Parce que sans les obstacles, leur histoire d'amour aurait été un cruel échec, comme tous les rêves qu'on réalise.


Denis ramène la littérature courtoise et le roman breton a l'influence de l'Eglise cathare à cette époque. Hypothèse lourdement attaquée : les troubadours n'auraient jamais parlé du catharisme. Oui mais, rétorque Denis, les surréalistes ne parlaient jamais de Freud non plus dans leurs poèmes, et pourtant ils ont été profondément influencés par sa méthode d'association libre. L'amour-passion malheureux, tel que glorifié dans T&I, aurait donc été le produit du catharisme, une hérésie historiquement déterminée. Au fil du temps, ce mythe passionnel a pris son autonomie en s'éloignant de ses racines cathares, et c'est ce qui l'aurait rendu particulièrement dangereux. La signification originelle du mythe se perd mais non le mythe, qui devient littérature. le sens évanoui devient quant à lui une rhétorique qui se contente d'exprimer des instincts naturels mais sans les dévier, sans les résoudre dans une perspective sacrée ou mystérieuse. On observe les différents visages que revêt le mythe au fil des siècles, jusqu'à l'époque moderne où, sous le coup de l'explosion des cadres de la société, le contenu du mythe envahit carrément la vie quotidienne.


« Nous ne savions plus ce que signifiait cette diffuse exaltation de l'amour. Nous la prenions pour un printemps de l'instinct et pour une renaissance des forces dionysiaques persécutées par un soi-disant christianisme. Toute la littérature moderne entonna l'hymne de la « libération ». »


Mais alors, se demande à très juste raison Denis, « d'où lui vient ce ton de désespoir ? »


Le mythe envahit la politique, le sentiment national, la lutte des classes. le mythe de l'amour-passion influence la politique et les techniques de guerre. On aboutit ainsi à des guerres « passionnelles », des guerres totales qui accomplissent avec puissance ce que recommande l'instinct de mort. Et encore, Denis n'avait pas vu la seconde guerre mondiale. Tout ceci, nous dit Denis, c'est le triomphe de l'Eros contre l'Agapè. Et lui donc de proposer un retour au sens des Evangiles. La fidélité, et les louanges d'Agapè, le genre de truc que n'importe qui trouverait chiant mais, justement, c'est parce que c'est chiant que c'est naturel, tout ce qui est au-delà ne serait qu'épuisement inutile de l'énergie.


« Eros s'asservit à la mort parce qu'il veut exalter la vie au-dessus de notre condition finie et limitée de créatures. Ainsi le même mouvement qui fait que nous adorons la vie nous précipite dans sa négation. C'est la profonde misère, le désespoir d'Eros, sa servitude inexprimable : -en l'exprimant, Agapè l'en délivre. Agapè sait que la vie terrestre et temporelle ne mérite pas d'être adorée, ni même tuée, mais peut être acceptée dans l'obéissance à l'Eternel. »


Denis redonne de la valeur à une fidélité qui serait moins une morale qu'une éthique, comme un signe de lucidité, comme un abandon des illusions qui conduisent l'humanité vers le piège des semblants.


Denis nous conduit de l'analyse littéraire à une réflexion psychologique pragmatique et enrichissante qui prend la forme d'un hymne contre l'asservissement de l'individu aux sirènes des idéaux populaires (et bourgeois, c'est pareil maintenant de toute façon). Il déconstruit les mythes pour nous montrer que non, ça ne vient pas de nulle part, ça ne vient pas de l'inconscient collectif, ce ne sont pas des signaux de vérité envoyés par le grand sujet supposé savoir aux petits sujets à la con que nous pensons être. En vrai, un mythe, c'est une histoire qui a fait sens pendant des siècles chez les humains jusqu'à ce que son origine se dissolve dans les tréfonds du temps. le culturel d'un jour devient le naturel du lendemain, et c'est toujours un peu de la faute du hasard, et des prédispositions de certains.
Commenter  J’apprécie          231
Denis de Rougemont pose une hypothèse : la célébration de l'amour-passion est une caractéristique majeure de l'Occident. Cette célébration, il en situe l'apparition au Moyen-Âge. Il est vrai que la culture gréco-latine, dont on attache pourtant souvent l'origine de notre civilisation, considérait la passion de l'amour comme une « maladie », une « frénésie », voire une « rage »… bref, quelque chose à éviter, réservé aux esprits malades ou faibles, pour ceux en tout cas qui aiment souffrir. L'amour-passion est une passion de l'amour, un amour de l'amour, en ce qu'il s'attache plutôt à l'amour même qu'à l'objet de l'amour. L'autre personne compte finalement peu, et on pourrait aimer passionnément beaucoup de personnes différentes si les conditions y étaient. Quelles sont ces conditions ? Elles ont à voir avec l'amour impossible : l'amour passionné est d'abord un amour qui doit vaincre des obstacles, un amour compliqué, un amour empêché.

En fait notre littérature ne s'intéresse pas à l'amour heureux. Soit qu'elle arrête de raconter l'histoire dès que les conditions d'un amour heureux sont enfin rendu possible (le fameux « et ils vécurent heureux… » qui signe la fin du livre). Soit que l'amour heureux n'arrive jamais puisque la fin d'une passion est forcément une tragédie. Les grands exemples de la littérature amoureuse tragique ne manquent pas : Tristan et Yseult, Héloïse et Abélard, Roméo et Juliette, Solal et Ariane…

Seuls comptent, donc : la souffrance par amour, les difficultés, les obstacles. Jusqu'à la mort ? Souvent, oui, dans ce que nous considérons comme certaines des plus belles histoires d'amour jamais écrites (cf les duos amoureux listés plus haut) Rougemont parle même de fascination pour la mort, ou en tout cas de jeu dangereux avec la mort. Il faut aimer l'amour jusqu'à la frontière de la folie, de la mort. La passion est glorifiée justement quand elle est déraisonnable quand elle nous fait souffrir, sortir de nous-mêmes. En fait, ce jeu avec la souffrance peut même être vu comme un moyen privilégié de la connaissance, notamment de la connaissance de soi : la passion nous arrache à nous-même et, ce faisant, elle nous fait découvrir de nouvelles vérités.

Pour avoir remarqué cette obsession des Occidentaux pour la passion amoureuse et les amours impossibles, ce livre est resté célèbre et a été régulièrement republié. Il me semble que son constat est toujours d'actualité. Nombreux sont les romans, les films, les séries ou les chansons qui traitent de la passion d'amour, des souffrances induites par l'amour, mais en valorisant cette passion douloureuse.

Le reste a mal vieilli. le reste, c'est quand Rougemont essaye d'expliquer la naissance de cette obsession occidentale via des détours pseudos historiques ou spirituels. Quand, au début du chapitre II, Rougemont nous parle des Celtes, c'est avec une vision extrêmement datée - et du coup complètement fausse - de ce qu'on sait aujourd'hui de ces peuples et croyances. Et je ne commenterai même pas cet « Orient » dont il parle, et qu'on ne sait pas trop à qui rattacher concrètement. du coup, de longs passages de ce bouquin apprennent des informations qui sont fausses. Il consacre de plus longs passages aux troubadours et aux Cathares du Moyen Age occitan, postulant que les troubadours ont été a minima influencé par la pensée religieuse cathare, voire qu'ils en étaient des propagateurs déguisés. Hypothèse surprenante quand on connait les nombreuses contradictions entre la pensée sensuelle du trobar, et le refus radical des corps et du plaisir cathare. Toutefois Rougemont n'était pas tout à fait le seul à faire cette hypothèse, même si elle un peu datée et que - je crois - plus personne ne défend sérieusement. Je passe sur d'autres analyses datées ou tout simplement refusées par les spécialistes. On peut dire que Rougemont, souvent, fantasme plus qu'il ne réfléchit sérieusement à ces périodes anciennes qui auraient vu naitre l'amour-passion - peut-être parce qu'à son époque on n'avait pas les connaissances nécessaires, peut-être parce qu'il ne retient que ce qui arrange sa thèse. (Mais il prévient, chap II-10, que « [il] ne crois guère à l'histoire « scientifique » comme critère des réalités qui m'intéressent dans cet ouvrage »)

En fait lire l'introduction et le 1er chapitre pourrait suffire, c'est de loin le plus intéressant. Car il cependant la thèse du bouquin, issue d'une intuition géniale, à mon sens très pertinente et en fait peu exploitée, sur l'obsession pour l'amour et les malheurs de l'amour. On patauge tous la dedans, cette recherche impossible d'une passion qui dure toute la vie alors que vivre une relation longue durée implique justement de détruire la passion. Notre culture littéraire, visuelle, musicale nous vend un truc impossible, une source de malheur. On nous apprend même à chérir ces malheurs là, car souffrir par amour, c'est beau n'est-ce pas ? Ce livre ne vous aidera pas à vous débarrasser de votre attrait pour la passion/souffrance amoureuse, mais il permettra au moins d'en comprendre le pourquoi - et du coup de regarder ça avec un peu de distance et d'ironie.

PS : À la lecture j'ai souvent pensé à Francesco Alberoni car son petit livre le Choc amoureux tient une thèse similaire, bien que plus finement et mieux analysé je trouve. Mais les deux bouquins sont complémentaires.
Commenter  J’apprécie          42
Denis de Rougemont (1906-1985) est un grand intellectuel suisse qui a beaucoup écrit, mais dont une des œuvres les plus connues est "L’amour et l’Occident". Relisant les notes que j’avais prises pendant que je lisais cet ouvrage, j’ai envie d’ en faire ici un très bref résumé. Selon l’auteur, une conception très particulière de l’amour est apparue en Occident. Elle a été développée pendant le Moyen-Age dans les romans de chevalerie, dans les poésies des troubadours, dans l’idée même de l’amour courtois. Elle consiste à considérer l’amour comme une passion malheureuse, qui s’impose aux amants et qui doit nécessairement s’affronter à des obstacles majeurs. En somme, il n’y a pas d’amour heureux; la folie de l’amour est la source à la fois de la félicité et du malheur.
L’auteur relie directement ce type de conception (considérée comme purement occidentale) aux conceptions dualistes du manichéisme. Cette vieille religion, née en Orient, aurait eu une influence sur l’esprit ‘cathare’ en France. On sait que ces hérétiques ont été persécutés par l’Eglise catholique, dans toute la région toulousaine au sens large. Cette période coïncide sensiblement avec l’époque des trouvères (dans le Nord de la France) et des troubadours (dans le Sud).
Je ne prétends pas que mon résumé soit exhaustif, ni même parfaitement conforme à la pensée de Denis de Rougemont. Mais je crois qu’il reflète passablement une bonne partie de ses thèses.
Avec le recul, elles me paraissent très intellectuelles et beaucoup moins excitantes que je ne l’avais admis lors de ma première lecture. Ces sujets, à mon avis, n’ont jamais eu de retombées appréciables sur l’ensemble de la société. L’amour courtois ne fut jamais qu’une "fantaisie" gratuite, réservée à une infime minorité de belles âmes dans la caste privilégiée. Tout le reste de la société mâle n’a jamais cessé de convoiter, de mépriser, d’exploiter, de battre, de violer les femmes. D’ailleurs, aujourd’hui il en est encore ainsi dans de très larges strates des sociétés, en Occident comme en Orient. Donc les arguties de l’auteur m’apparaissent gratuites, trop théoriques, sans intérêt pratique pour la (bonne) conduite des individus et pour l’analyse (réaliste) des sociétés.
Commenter  J’apprécie          111
Ils est des livres qui sauvent la vie.
Dans un essai poétique constamment réimprimé depuis l'édition définitive de 1957, Denis de Rougemont s'attaque à la seule question qui compte.
Pourquoi aimons-nous ?
Et surtout, pourquoi souffrons-nous lorsque l'amour s'arrête, pourquoi sommes-nous fascinés par cette douleur au point de la chérir secrètement ? Pourquoi la douleur d'amour nous obsède-t-elle au point d'irriguer toute la production culturelle de l'occident depuis... Depuis quand déjà ?
Depuis qu'un texte est apparu, comme surgi du néant (ce qu'il n'est pas, comme le montre l'auteur) dans les premiers temps du XIIe siècle. Un texte fondateur, un texte qui dit le secret de l'âme occidentale, Tristan et Iseut.
Il ramasse plusieurs traditions et son archéologie remonte aux premiers temps des religions monothéistes de l'Iran ancien via cathares, bogomiles et manichéisme.
Le mythe tristanien recèle en son coeur une doctrine secrète, la fascination de la Mort, de la Grande Nuit, dissimulée sous le masque de l'Amour. L'amour courtois codifie en un rite la douleur de la séparation des amants, celle qui est secrètement désirée pour mieux jouir de la passion. Cette histoire, c'est, littéralement, le coeur vivant de la Littérature depuis plus de huit siècles.
L'ouvrage qui fait suite, Les mythes de l'amour, montre la dégradation du mythe tristanien jusqu'à la romance hollywoodienne. Il suit au plus près l'histoire du sentiment amoureux à travers les siècles. Ces deux maîtres-ouvrages disent comment la Culture prend en charge l'évolution de ces formes dans l'histoire des mentalités. Qu'elle est un vademecum qui in-forme le sentiment amoureux. Qu'elle enseigne sentiments et comportements. Comment chacun d'entre nous apprend quoi ressentir et penser.
Ce qui travaille au plus intime, ne semble être que la répétition de comportements assignés et enseignés par la Culture dans toutes ses formes, par le leitmotiv ad nauseam de la Passion, forme indépassable de l'érotique du couple et de l'amour. Chacun rejoue à son insu et à sa manière, une même partition, apprise dès son plus jeune âge par la reproduction des mèmes.
Je suis moins convaincu par le deuxième objectif de l'auteur, à savoir revivifier une tradition par l'invention du mariage chrétien, le remplacement de l'éros manichéen par l'agapé chrétien. Et puis l'énonciation a un peu vieillie, le style est un peu daté.
Pourtant, au-delà de ces détails, malgré les critiques des historiens qui étrillent l'analyse de Denis de Rougemont, L'amour et l'occident garde un pouvoir de fascination intact. Peu soucieux de ces vétilles, il s'attache à décrypter la dimension poétique de l'existence et en ce sens, il est un ouvrage absolument libérateur, par-delà les décennies.
Lien : http://leslecturesdecyril.bl..
Commenter  J’apprécie          100
Rougemont part d'une analyse du mythe médiéval de Tristan et Iseut pour fonder sa thèse sur la conception de l'amour en occident. de l'amour courtois du moyen âge à la crise du mariage du début du XXe siècle en passant par l'amour "divin" des grands mystiques du moyen âge, Rougemont tente d'expliquer ces phénomènes que l'on ne comprend pas toujours très bien. L'auteur met bien en valeur les différentes sortes d'amour tel que l'amour-passion / amour spirituel ou Eros / Agapè.

D'un point de vue personnel, j'ai trouvé que l'argumentation de l'auteur était assez alambiquée par moment. Mais pouvait-il en être autrement d'un sujet aussi compliqué que l'amour ?
Commenter  J’apprécie          40

Citations et extraits (58) Voir plus Ajouter une citation
Peut-on prouver que la poétique arabe a réellement influencé la cortezia ? Renan écrit en 1863 : « Un abîme sépare la forme et l’esprit de la poésie romane de la forme et de l’esprit de la poésie arabe. » Un autre savant, Dozy, déclare à cette époque qu’on n’a pas prouvé l’influence arabe sur les troubadours, « et qu’on ne la prouvera pas. » Ce ton péremptoire fait sourire.

De Bagdad à l’Andalousie, la poésie arabe est une, par la langue et l’échange continu. L’Andalousie touche aux royaumes espagnols, dont les souverains se mêlent à ceux du Languedoc et du Poitou. L’épanouissement du lyrisme andalou aux dixième et onzième siècles nous est aujourd’hui bien connu. La prosodie précise du zadjal est celle-là même que reproduit le premier troubadour, Guillaume de Poitiers, dans cinq sur onze des poèmes de lui qui nous restent. Les « preuves » de l’influence andalouse sur les poètes courtois ne sont plus à faire. Et je pourrais ici remplir des pages de citations d’Arabes et de Provençaux dont nos grands spécialistes de « l’abîme qui sépare » auraient parfois peine à deviner de quel côté des Pyrénées elles furent écrites. La cause est entendue. Mais voici ce qui m’importe.

L’on assiste au douzième siècle dans le Languedoc comme dans le Limousin, à l’une des plus extraordinaires confluences spirituelles de l’Histoire. D’une part, un grand courant religieux manichéen, qui avait, pris sa source en Iran, remonte par l’Asie Mineure et les Balkans jusqu’à l’Italie et la France, apportant sa doctrine ésotérique de la Sophia-Maria et de l’amour pour la « forme de lumière ». D’autre part, une rhétorique hautement raffinée, avec ses procédés, ses thèmes et personnages constants, ses ambiguïtés renaissant toujours aux mêmes endroits, son symbolisme enfin, remonte de l’Irak des çoufis platonisants et manichéisants jusqu’à l’Espagne arabe, et passant par-dessus les Pyrénées, trouve au Midi de la France, une société qui, semble-t-il, n’attendait plus que ces moyens de langage pour dire ce qu’elle n’osait et ne pouvait avouer ni dans la langue des clercs, ni dans le parler vulgaire. La poésie courtoise est née de cette rencontre.

Et c’est ainsi qu’au dernier confluent des « hérésies » de l’âme et de celles du désir, venues du même Orient par les deux rives de la mer civilisatrice, naquit le grand modèle occidental du langage de l’amour-passion. (II, 9)
Commenter  J’apprécie          50
Le mariage cessant d’être garanti par un système de contraintes sociales ne peut plus se fonder, désormais, que sur des déterminations individuelles. C’est-à-dire qu’il repose en fait sur une idée individuelle du bonheur, idée que l’on suppose commune aux deux conjoints dans le cas le plus favorable.

Or s’il est assez difficile de définir en général le bonheur, le problème devient insoluble dès que s’y ajoute la volonté moderne d’être le maître de son bonheur, ou ce qui revient peut-être au même, de sentir de quoi il est fait, de l’analyser et de le goûter afin de pouvoir l’améliorer par des retouches bien calculées. Votre bonheur, répètent les prêches des magazines, dépend de ceci, exige cela – et ceci ou cela, c’est toujours quelque chose qu’il faut acquérir, par de l’argent le plus souvent. Le résultat de cette propagande est à la fois de nous obséder par l’idée d’un bonheur facile, et du même coup de nous rendre inaptes à le posséder. Car tout ce qu’on nous propose nous introduit dans le monde de la comparaison, où nul bonheur ne saurait s’établir, tant que l’homme ne sera pas Dieu. Le bonheur est une Eurydice : on l’a perdu dès qu’on veut le saisir. Il ne peut vivre que dans l’acceptation, et meurt dans la revendication. C’est qu’il dépend de l’être et non de l’avoir : les moralistes de tous les temps l’ont répété, et notre temps n’apporte rien qui doive nous faire changer d’avis. Tout bonheur que l’on veut sentir, que l’on veut tenir à sa merci – au lieu d’y être comme par grâce – se transforme instantanément en une absence insupportable.

Fonder le mariage sur un pareil « bonheur » suppose de la part des modernes une capacité d’ennui presque morbide – ou l’intention secrète de tricher. Il est probable que cette intention ou cet espoir expliquent en partie la facilité avec laquelle on se marie encore « sans y croire ». Le rêve de la passion possible agit comme une distraction permanente, anesthésiant les révoltes de l’ennui. On n’ignore pas que la passion serait un malheur – mais on pressent que ce serait un malheur plus beau et plus « vivant » que la vie normale, plus exaltant que son « petit bonheur »…

Ou l’ennui résigné ou la passion : tel est le dilemme qu’introduit dans nos vies l’idée moderne du bonheur. Cela va de toute manière à la ruine du mariage en tant qu’institution sociale définie par la stabilité. (VI, 2)
Commenter  J’apprécie          50
Les Orientaux caractérisent l’Europe par l’importance qu’elle donne aux forces passionnelles. Ils y voient l’héritage du christianisme et le secret de notre dynamisme. Et il est vrai que ces trois termes : christianisme, passion, dynamisme, correspondent aux trois traits dominants de la psyché occidentale. De là vient l’impression d’évidence qu’entraînent de pareils jugements.

Cependant, si les conclusions de notre examen du mythe courtois sont justes, il faudra corriger sensiblement ce schéma de l’Occident chrétien.

Tout d’abord : ce n’est pas le christianisme qui a fait naître la passion, mais c’est une hérésie d’origine orientale. Cette hérésie s’est répandue d’abord dans les contrées les moins christianisées, précisément, là où les religions païennes menaient encore une vie secrète. L’amour-passion n’est pas l’amour chrétien, ni même le « sous-produit du christianisme » ou le « changement d’adresse d’une force que le christianisme a réveillée et orientée vers Dieu. » Il est plutôt le sous-produit de la religion manichéenne. Plus exactement, il est né de la complicité de cette religion avec nos plus vieilles croyances, et du conflit de l’hérésie qui en résulta avec l’orthodoxie chrétienne. Première correction d’importance.

Ensuite, il est urgent de rappeler que le fameux « dynamisme occidental » procède de deux sources distinctes.

Si c’est notre délire guerrier que l’on entend désigner par ce terme, nous avons vu qu’il se rattache de la manière la plus précise, historiquement, à la passion. Comme la passion, le goût de la guerre procède d’une conception de la vie ardente qui est un masque du désir de mort. Dynamisme inverti, et autodestructeur.

Mais l’autre aspect du dynamisme occidental, j’entends notre génie technique, ne saurait être un seul instant ramené à la passion. L’attitude humaine qu’il révèle est l’antithèse exacte de la passion : c’est une affirmation de la valeur des choses créées, de la matière, et une application de l’esprit au monde visible. La passion ni la foi hérétique dont elle est née ne sauraient proposer comme but à notre vie la maîtrise de la Nature, puisque c’est là le but et la fonction originelle du Démiurge, et puisque le salut est justement d’échapper à sa loi démoniaque.

Faut-il voir à la source de cet aspect le plus réel de l’activisme européen une sorte de tempérament continental ? Ou quelque influence indirecte de l’ambition chrétienne définie par l’Apôtre (Romains, 8), et qui tendrait à restaurer le Cosmos dans sa loi primitive, troublée par le péché ? La volonté chrétienne de transformer le pécheur dans son âme et dans sa conduite a entraîné en Occident l’idée de transformer le milieu humain (d’où le mythe de la révolution), et l’idée de transformer le milieu naturel (d’où la technique). Reste à savoir si le christianisme, accueilli par les Indes ou la Chine, y eût produit les mêmes effets. Mais la réponse n’importe pas ici : il nous suffit de marquer que les éléments occidentaux-chrétiens (c’est-à-dire créateurs) du dynamisme européen, sont orientés par une volonté exactement contraire à celle de la passion.

Ce qui peut induire en erreur, et ce qui a introduit de fait une fatale erreur dans l’activisme moderne, c’est la collusion de la guerre et de notre génie technique. À partir de la Révolution, la guerre devenant « nationale » exige la collaboration de toutes les forces créatrices, et en particulier de la technique. C’est alors la passion (guerrière) qui va devenir le principal moteur de la recherche mécanique : on l’a bien vu depuis 1915. Mais cette union tout à fait monstrueuse des forces de mort et des forces créatrices va dénaturer à la fois la guerre, et le génie technique. La guerre mécanisée évacue la passion, et la technique en devenant mortelle, trahit les ambitions dont elle est née. Il se peut que l’Occident succombe à ce destin qu’il s’est forgé. Mais il est clair que ce n’est pas le christianisme – comme le répètent tant de publicistes – qui est responsable de la catastrophe.

L’esprit catastrophique de l’Occident n’est pas chrétien. Il est tout au contraire manichéen. C’est ce qu’ignorent communément ceux qui assimilent le christianisme et l’Occident, comme si tout l’Occident était chrétien. Si donc l’Europe succombe à son mauvais génie, ce sera pour avoir trop longtemps cultivé la religion para ou même antichrétienne de la passion. (VII, 6)
Commenter  J’apprécie          10
Pour qui nous jugerait sur nos littératures, l’adultère paraîtrait l’une des occupations les plus remarquables auxquelles se livrent les Occidentaux. On aurait vite dressé la liste des romans qui n’y font aucune allusion ; et le succès remporté par les autres, les complaisances qu’ils éveillent, la passion même qu’on apporte à les condamner quelquefois, tout cela dit assez à quoi rêvent les couples, sous un régime qui a fait du mariage un devoir et une commodité. Sans l’adultère, que seraient toutes nos littératures ? Elles vivent de la « crise du mariage ». Il est probable aussi qu’elles l’entretiennent, soit qu’elles « chantent » en prose et en vers ce que la religion tient pour un crime, et la Loi pour une contravention, soit au contraire qu’elles s’en amusent, et qu’elles en tirent un répertoire inépuisable de situations comiques ou cyniques. Droit divin de la passion, psychologie mondaine, succès du trio au théâtre – soit qu’on idéalise, ou subtilise, ou ironise, que fait-on si ce n’est trahir le tourment innombrable et obsédant de l’amour en rupture de loi ? Ne serait-ce pas qu’on cherche à s’évader de son affreuse réalité ? Tourner la situation en mystique ou en farce, c’est toujours avouer qu’elle est insupportable… Mal mariés, déçus, révoltés, exaltés ou cyniques, infidèles ou trompés : que ce soit en fait ou en rêve, dans le remords ou dans la crainte, dans le plaisir de la révolte ou l’anxiété de la tentation, il est peu d’hommes qui ne se reconnaissent dans l’une au moins de ces catégories. Renoncements, compromis, ruptures, neurasthénies, confusions irritantes et mesquines de rêves, d’obligations, de complaisances secrètes – la moitié du malheur humain se résume dans le mot d’adultère. Malgré toutes nos littératures – ou peut-être à cause d’elles justement – il peut sembler parfois qu’on n’ait encore rien dit sur la réalité de ce malheur. Et que certaines questions des plus naïves, en ce domaine, aient été plus souvent résolues que posées…

Par exemple, le mal constaté, faut-il en rejeter la faute sur l’institution du mariage, ou au contraire, sur « quelque chose » qui la ruine au cœur même de nos ambitions ? Est-ce vraiment, comme beaucoup le pensent, la conception dite « chrétienne » du mariage qui cause tout notre tourment, ou au contraire, est-ce une conception de l’amour dont on n’a peut-être pas vu qu’elle rend ce lien, dès le principe, insupportable ?

Je constate que l’Occidental aime au moins autant ce qui détruit que ce qui assure « le bonheur des époux ». D’où peut venir une telle contradiction ? Si le secret de la crise du mariage est simplement l’attrait de l’interdit, d’où nous vient ce goût du malheur ? Quelle idée de l’amour trahit-il ? Quel secret de notre existence, de notre esprit, de notre histoire peut-être ? (I, 1)
Commenter  J’apprécie          20
Pour l’Eros, la créature n’est qu’un prétexte illusoire, une occasion de s’enflammer ; et il fallait aussitôt s’en dépendre, puisque le but était de brûler toujours plus, de brûler jusqu’à en mourir ! Le nouveau symbole de l’Amour ce n’est plus la passion infinie de l’âme en quête de lumière, mais c’est le mariage du Christ et de l’Eglise. Un tel amour peut vraiment être réciproque. Car il aime l’autre tel qu’il est – au lieu d’aimer l’idée de l’amour ou sa mortelle et délicieuse brûlure. De plus, c’est un amour heureux – malgré les entraves du péché – puisqu’il connaît dès ici-bas, dans l’obéissance, la plénitude de son ordre.
Commenter  J’apprécie          90

Video de Denis de Rougemont (2) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Denis de Rougemont
« […] On dira, et c'est très vrai, qu'il débordait de vie, de drôlerie, d'une sorte d'inventivité à même le quotidien dont celui-ci ne laissait pas d'être secoué. Mais il n'était pas seulement plus bouffon, plus irrespectueux que d'autres, ou plutôt il n'était pas seulement cela… J'ai bien souvent senti plus d'inquiétude et de mécontentement que de gaieté derrière cette liberté. […] J'ai parlé de mécontentement, je devrais dire lassitude, peut-être dégoût, - en tout cas une profonde impatience. […] En somme, quelqu'un de peu sérieux, d'insaisissable, quelqu'un d'intelligent et d'impossible… […] Dadelsen (1913-1957), de tout son être, participait à l'ordre profond, qui veut que la poésie soit non pas cachée, mais lointaine en tous, à chercher du côté du silence. […] Ombre, qu'ai-je à t'offrir ? Quel pain, sinon de ténèbre et de séparation ?
[…] c'est à lui, et à un très petit nombre d'autres, que je dois de comprendre un peu ce qu'est la poésie. Je sais en tout cas qu'elle apparaît rarement, parce qu'il est rare que le destin d'un homme, ouvert et déchiré ou mystérieusement apaisé, ne fasse qu'un avec son langage, et cela sans que cet homme se prévale d'une supériorité quelconque sur ceux que Dadelsen nomme en toute vérité ses frères. […] » (Henri Thomas)
« […] Il excellait en tout et passait au-delà, avec cette « brillante désinvolture » dont a parlé le Times au lendemain de sa mort. Reçu premier sur cent à l'agrégation d'allemand […], professeur de lycée à Marseille et Oran, puis successivement officier des parachutistes dans les Forces Françaises Libres […], mémorable correspondant étranger du Combat d'Albert Camus, titulaire d'une émission française de la B.B.C. qu'il rendit rapidement fameuse, finalement animateur et conseiller d'organisations européennes et internationales […], il semblait toujours que tout cela devait le conduire ailleurs, le préparait seulement… […] » (Denis de Rougemont)
« Le difficile pour Jonas : non de mourir, mais de vivre et vouloir. Et pourtant : » (Jean-Paul de Dadelsen)
0:00 - Titre
0:06 - Bach en automne, III 0:54 - Bach en automne, VII, Sur le très saint nom 3:27 - Bach en automne, Variations sur un thème de Baudelaire 4:30 - Bach en automne 6:14 - Bach en automne 7:10 - Jonas
8:47 - Générique
Contenu suggéré : https://www.youtube.com/playlist?list=PLQQhGn9_3w8qz5KmPK6atVKpK0rkNCCHp https://www.youtube.com/playlist?list=PLQQhGn9_3w8q9¤££¤27Forces Françaises Libres32¤££¤6d-Cbyg https://www.youtube.com/playlist?list=PLQQhGn9_3w8rlQry823Dg4KwOTjaFeZ3e https://www.youtube.com/playlist?list=PLQQhGn9_3w8rkc-PKWlQjDkBnhnhLhAaX https://www.youtube.com/playlist?list=PLQQhGn9_3w8pPO4gzs6¤££¤12JeanPaulDeDadelsen48¤££¤8 https://www.youtube.com/playlist?list=PLQQhGn9_3w8rtiqkMjM0D1L-33¤££¤49JeanPaulDeDadelsen50¤££¤
Référence bibliographique : Jean-Paul de Dadelsen, Jonas, Paris, Gallimard, 1962
Image d'illustration : https://docplayer.fr/72665452-8-es-rencontres-europeennes-de-litterature-ecrire-l-alsace-avec-jean-paul-de-dadelsen-de-mars-a-novembre-2013.html
Bande sonore originale : Carlos Viola - Alexandre
Site : https://thegamekitchen.bandcamp.com/track/alexandre-2
SOUTENEZ les efforts du « Veilleur des Livres » : https://www.paypal.com/donate/?hosted_button_id=W2WVWAMNPGV4E
#JeanPaulDeDadelsen #Jonas #PoésieFrançaise
+ Lire la suite
Dans la catégorie : EssaisVoir plus
>Littérature (Belles-lettres)>Littérature des langues romanes. Littéraure française>Essais (404)
autres livres classés : FidélitéVoir plus
Les plus populaires : Non-fiction Voir plus


Lecteurs (246) Voir plus



Quiz Voir plus

Retrouvez le bon adjectif dans le titre - (5 - essais )

Roland Barthes : "Fragments d'un discours **** "

amoureux
positiviste
philosophique

20 questions
835 lecteurs ont répondu
Thèmes : essai , essai de société , essai philosophique , essai documentCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..