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Isabelle Cambourakis (Autre)
EAN : 9782366246940
Cambourakis (07/09/2022)
3.94/5   107 notes
Résumé :
« Nous sommes les héritières d'une détermination farouche, nous les descendantes des avortements ratés, des grossesses imposées. Celle-ci est indémêlable de nos douleurs et de nos rages, transmises d'une génération à l'autre comme on essore un torchon plein de sang, dans l'anonymat d'une cuisine plongée dans la nuit. » Depuis la maison familiale où elle est revenue habiter, une femme, s'adressant à sa sœur disparue, convoque les souvenirs de leur enfance. Porteuse d... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (28) Voir plus Ajouter une critique
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Ayant refermé la dernière page de ce petit livre il y a quelques jours, les mots vibrent encore en moi, c'est comme une pierre que j'aurais lancée au fond d'un puits sombre et dont l'écho n'en finirait pas de remonter vers la lumière.
La jeune autrice s'appelle Juliette Rousseau. À partir de la mort de sa soeur ainée, emportée à l'âge de trente-trois ans par une leucémie, elle nous embarque dans une histoire familiale et en même temps universelle...
La vie têtue est un étrange et merveilleux livre, mélangeant plusieurs genres dans une harmonie parfaitement réussie, - autofiction, roman, poésie -, texte intime de surcroît dont j'ai senti à chaque page la trame personnelle qu'elle dénoue, qu'elle confie, mais toujours en ayant à coeur de faire résonner son propos avec une dimension plus large. J'y ai vu un texte politique au sens originel du terme, Juliette Rousseau nous parle ici de femmes. Comment être soeur, fille, mère dans notre société, dans la manière qu'a cette société, - disons-le encore un peu patriarcale, d'accueillir la vie, l'amour, la maternité, la mort et le deuil, comment le dire en étant femme ?
J'ai été touché par la grâce et la douleur de ce texte. C'est un texte qui mêle la vie à la mort, c'est-à-dire ce qui nous rassemble. C'est une parenthèse d'où parfois s'échappent des rires d'enfants.
Tout au long de ce texte, j'ai eu l'impression que l'autrice voulait me dire quelque chose, que la brutalité du monde nous serve à quelque chose, nous consume, et nous consumant nous permette d'aller plus loin...
La mort des proches n'est pas romantique, elle est parfois faite de lits médicalisés, avec des fils dans tous les sens comme des pelotes de laine éparpillées, des cathéters, des écrans où nous voyons des courbes traduire la vie, bouger puis ralentir... La mort des proches, celle qui approche, ce sont des gestes qui tremblent, des bouches ingurgitant, régurgitant...
Chaque page est un pas, une indignation. C'est un livre sans concession. Sans concession pour elle, pour sa famille, pour les autres, pour le monde, pour nous lecteurs aussi.
« Si tu avais pu habiter ton corps de cette façon, tu serais encore en vie. »
Il y a une colère affamée, insatiable... Elle tente avec les mots, avec ses mots, de faire tenir ensemble l'amour et les vents contraires, elle ose franchir l'enceinte sacralisée de la famille, clamer une parole forte et qui lui tient à coeur.
« Dire l'amour et les violences, les faire tenir ensemble. Ne renoncer à rien, ni à parler, ni à aimer. Voilà la véritable épreuve. »
On l'aura compris, la mort de sa soeur, le deuil après, mais forcément la maladie avant, son épreuve dont les plus proches ne ressortent jamais indemnes, a non seulement déclenché cette écriture mais aussi tout un processus de réflexion sur le monde, la façon de nous emparer, la façon qu'a Juliette Rousseau de s'en emparer en étant une femme.
Lorsque Juliette Rousseau dit « Je voudrais t'écrire un livre dont on entend les pages respirer lorsqu'on les tourne », j'ai vu venir à moi cette respiration qui soulevait les mots, soulevait les pages. J'ai senti cette respiration comme un battement d'ailes.
Aimer imparfaitement, mais sans relâche.
Celle qui manque est là dans ces pages de douceur et de douleur. Celle qui manque aurait-elle pris à son compte la douleur des autres pour mieux les protéger ?
Dans ses mots, j'ai reconnu une mère qui aime, étreint, envahit, agace, n'est pas toujours là quand il faut, l'inverse aussi, une mère qui blesse, mais qui pourtant continue de la bercer, elle l'autrice, une mère qui tient sa promesse de demeurer toujours là.
J'ai reconnu une soeur partie avant les autres... Qui laisse une béance en nous, à jamais...
« Je continue de me demander où, en moi, se cache le lieu depuis lequel elle n'est jamais revenue. »
Comment combler ce vide ?
Mais c'est aussi un livre de colère. La colère est peut-être une manière de survivre après ceux qui partent, tenir debout, mais aussi c'est une façon de continuer de parler à ceux qui sont là, nos semblables, nos proches, ceux de notre famille pour ne pas terrer les non-dits, les enfouir sous la terre...
C'est un texte pour s'en remettre à ce qui survit, cette absence qui survit parmi les décombres.
Par-delà la parole engagée, Juliette Rousseau nous pose un paysage réel, rural, celui de son enfance, fait de vieilles pierres, une forêt, des arbres qui veillent, le goût du printemps, les fruits de l'été et leurs odeurs.
C'est un texte sans répit où Juliette Rousseau vient chercher sa mère, plus que son père d'ailleurs... Elle se sent porteuse d'un lourd passé de violences patriarcales, elle explore les possibilités de survivre à cet héritage, elle vient déranger l'ordre immuable des choses...
Ici il est question de maternité, celle subie, celle choisie, l'oppression d'une domesticité imposée.
C'est un texte court, incisif, âpre et délicat, bouleversant, qui saisit à pleines mains les racines d'une histoire familiale et montre comment il est possible pour une enfant qui raconte cela plus tard alors qu'elle est devenue adulte, de continuer de grandir au-dessus d'un abîme.
J'ai aimé les chemins d'émancipation qui se dégage de ce récit, j'ai aimé les interstices qu'il continue de creuser pour nous offrir une part d'accueil.
J'ai pris ce texte en moi avec la puissance de sa douceur, de sa colère et de sa sororité, pour cela il m'a touché en plein coeur.
Forcément en lisant ce récit j'ai pensé à ma soeur préférée, partie avant les autres, j'entends encore la voix de ma mère à la fois effondrée et indignée dire que ce n'était pas dans l'ordre des choses, un enfant qui part avant ses parents...
« Les années qui ont suivi ta mort, je les ai attendues le coeur serré. Tant qu'elles reviennent, ta mort est une absence, mais pas une rupture. le retour des hirondelles, c'est la vie têtue. C'est toi ou moi à cinq ou six ans, qui tenons tête, ne lâchons pas. C'est toi qui n'es plus, et toi qui es encore là, différemment. Leur ballet facétieux au-dessus du petit étang, en bas du hameau, m'a ouvert le coeur comme personne d'autre. La joie des hirondelles au-dessus de l'eau, c'est toi qui ne m'as pas complètement quittée. Toi qui perdures, et toi qui gagnes, malgré la mort. le retour des hirondelles, c'est une place au monde pour mon coeur contradictoire, la possibilité de n'avoir pas à y démêler la joie de la tristesse. »
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Nos douleurs et nos rages

Passant de l'essai à l'autofiction, Juliette Rousseau explore la vie des femmes de la famille et rend hommage à sa soeur, emportée par un cancer à trente-trois ans. Une mise à nu percutante, qui passe par l'exhumation de lourds secrets de famille.

Si ce n'est pas sur une veillée funèbre que s'ouvre ce roman, ça y ressemble furieusement. La famille est alors rassemblée, mais chacun reste avec ses pensées, essaie de conjurer sa peine, s'occupe pour ne pas penser à l'absence, au vide, à l'inacceptable deuil qui les réunit. La jeune soeur de la narratrice est morte a trente-trois ans, dans un service d'oncologie, d'un cancer généralisé. Quelques heures auparavant, les médecins avaient suggéré de l'amputer. «C'est horrible, mais ça veut dire que tu vivras car, sinon, un geste aussi atroce n'a aucun sens.»
La recherche du sens, c'est bien ce qui préside à ce récit qui va explorer les vies des femmes de la famille, la mère et les deux filles, creuser les non-dits et remettre en perspective leur identité au coeur d'une société qui reste très inégalitaire.
C'est avec un regard distancié que la narratrice revient sur les épisodes marquants, passant de sa soeur à sa mère, témoignant de son propre vécu. Car elle a choisi de fuir cette «périphérie de périphérie», ville où ont vécu sa mère et son père et ses grands-parents: «Comme beaucoup d'enfants de la classe moyenne rurale, j'ai eu besoin d'aller à Paris pour prouver que moi aussi je comptais. Dissiper mon accent, changer mon apparence, mes références.»
En racontant à sa soeur défunte comment elle avance dans sa vie, elle continue de cheminer avec elle, lui rendant ainsi un bel hommage.
«Trois ans après ta mort, un soir, je me suis trouvée seule dans mon appartement à Paris, titubant de tristesse, égarée, nue. Instinctivement, et peut-être pour vérifier que j'étais bien là, je suis allée vers le miroir. Ce que j'y ai vu m'a fait l'effet d'une déflagration. C'était moi, et c'était moi toute seule. Tu n'étais pas là. Pourtant, face à moi, il y avait ce visage, la mâchoire carrée, plutôt masculine, le nez qui s'étire en un arrondi enfantin et surtout, les yeux noirs, le regard franc. le même visage que toi.
Que vaut d'être soeurs face à la mort? La solitude tranchante dans laquelle tu m'as laissée est inconsolable. Tant mieux, elle est parmi ce que j'ai de plus cher.»
Maintenant qu'elle est mère à son tour, elle sent ce besoin de ne plus rien cacher, de dire le viol conjugal qui est à l'origine de la lignée ou qui a entraîné des avortements douloureux, de mettre des mots sur des troubles psychiques qui étaient alors jugés comme des caprices de femme faible. Alors elle comprend mieux ces existences, alors elle pardonne. En s'appropriant l'héritage familial, elle fait aussi oeuvre de sociologue et d'historienne des moeurs, dans la lignée de son essai, Lutter ensemble, quitte à forcer le trait. Parce qu'elle a compris que c'est précisément cela, faire son deuil, «ancrer en nous une histoire qui apaise, aussi mensongère fût-elle. Les vivantes ne s'embarrassent pas de la vérité, ce n'est pas elle qui guérit.»
C'est en courts chapitres que Juliette Rousseau nous offre de plonger dans ce passé et ce présent familial, en disant les choses avec un regard acéré.

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Soutenir sa soeur, terrassée par une leucémie, être là jusqu'à sa fin, renouant avec les souvenirs et l'histoire familiale… Évoquer l'amour compliqué pour une mère que la colère habite, et un passé houleux de femmes qui cherchent encore leur place… Vivre, survivre, se tenir debout, face à soi et au monde entier…

Dans ce cours roman, Juliette Rousseau nous parle de femmes, de filles, de soeurs. Elle écrit leurs corps, meurtris, emprisonnés, égarés. Elle offre l'histoire intime d'une famille que la violence, la colère, les silences malmènent.

L'écriture est douce, fluide, poétique. Elle est à l'opposé des sentiments tumultueux qui accompagnent les souvenirs de la narratrice.

La vie têtue est une balade dans les tréfonds de l'âme, et c'est en confident discret que nous écoutons l'amour qui s'en détache avec force…
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❝Et voilà que la vie, soudain, la vie têtue, la vie puissante, imprévisible, la vie qui, mine de rien, va et vient comme les marées, réclame sa place, recommence d'exiger son droit au plaisir, sa part de rêve.❞
Irène Frain, Marie Curie prend un amant

❝Les années qui ont suivi ta mort, je les ai attendues le coeur serré. Tant qu'elles reviennent la mort est une absence, mais pas une rupture. le retour des hirondelles, c'est la vie têtue. C'est toi ou moi à l'âge de cinq ou six ans, qui tenons tête, ne lâchons pas. C'est toi qui n'es plus, et toi qui es encore là, différemment. Leur ballet facétieux, au-dessus du petit étang, en bas du hameau, m'a ouvert le coeur comme personne d'autre. La joie des hirondelles, au-dessus de l'eau, c'est toi qui ne m'as pas complètement quittée. Toi qui perdures, et toi qui gagnes, malgré la mort. le retour des hirondelles, c'est une place au monde pour mon coeur contradictoire, la possibilité de n'avoir pas à y démêler la joie de la tristesse.❞

La grande soeur est morte. D'un cancer rare. Elle était la maman d'un très jeune garçon, avait la petite trentaine et tant de choses à vivre encore. L'autre soeur de douze ans sa cadette, qui avait quitté ❝l'humilité de la campagne❞ pour ❝l'arrogance de la ville❞, est revenue en Bretagne, au hameau qui abrite la maison familiale ❝une périphérie. Une périphérie de périphérie. C'est le bout de la ligne de train, les confins du département, de la région❞. Ce que Zoé Cosson dans son excellent premier roman, Aulus (L'Arbalète Gallimard, 2021), appelle un terminus géographique.

La petite soeur s'adresse à la défunte dans cette autofiction, kaléidoscope de formes qui évite d'avoir à en choisir une, pour dire au mieux l'histoire des femmes de la famille, toutes différentes et pourtant si semblables, pour dire aussi l'intermittence de l'endeuillement avec ses périodes fortes et ses creux. le texte morcelé est donc un arrangement de courts, voire très courts chapitres qu'entrecoupent des bribes de poésie qui, çà et là, interrompent le récit du deuil et les histoires personnelles de cette lignée de femmes rongées par leurs démons intérieurs, de sa grand-mère qui usa d'une aiguille à tricoter pour avorter dans la cuisine, à sa mère un peu hippie et fantasque dont l'époux, médecin, ligaturera les trompes sans se soucier de recueillir son consentement préalable. L'autrice pourtant sera conçue, défiant les statistiques.

❝[…] nous sommes aussi les fruits de petites mutineries, signes manifestes qu'il est toujours possible de déborder ceux qui pensent nous vouloir du bien.❞

La vie malgré tout. La vie envers et contre tout(s). La vie têtue. Celle du titre et celle que mènent toutes les femmes de la famille, esquifs suivant une trajectoire chaotique soumise à une autorité mortifère, malmenant leur corps (avortements clandestins, maternités non désirées, anorexie…), inventant des stratégies d'évitement et de survie, en réponse à la violence imposée par les hommes, qui détruit l'esprit comme le corps qu'elles ne savent plus comment habiter.

❝Nous sommes les héritières d'une détermination farouche, nous les descendantes des avortements ratés, des grossesses imposées. Celle-ci est indémêlable de nos douleurs et de nos rages, transmises d'une génération à l'autre comme on essore un torchon plein de sang, dans l'anonymat d'une cuisine plongée dans la nuit.❞

Oserais-je écrire n'avoir pas été sensible à ces portraits de femmes noyés dans un pathos lourd de colère aussi salvateur soit-il pour celle qui, à mi-chemin entre souvenirs et réflexion personnelle, (se) raconte ?
Peut-être parce que le nous militant employé ici m'inclut à tort. Je viens d'une famille où les femmes n'ont jamais eu à lutter pour être respectées, pour disposer de leur corps et de leur vie à leur guise ? Les revendications féministes qui prospèrent depuis des années me sont curieusement étrangères, je ne m'y reconnais pas. J'entends bien le souffle puissant qui gonfle les voiles de leur colère, mais cette colère-là n'est pas la mienne et on met toujours un peu de soi dans nos lectures, n'est-ce pas ? Je me souviens d'une semblable réticence pour le premier roman de Virginie Noar, le Corps d'après (Éditions François Bourin, 2019).
Peut-être aussi parce que ce texte réduit les femmes à la seule dimension de leur corps.
Peut-être enfin parce que je l'ai trouvé trop autocentré sur les états d'âme de la narratrice qui en oublie même qu'un petit garçon vient de perdre sa maman. Écueil récurrent de la fiction du moi, me direz-vous.

J'ai été plus conquise par l'analogie sensible que Juliette Rousseau, mi-fataliste, mi-inquiète, ébauche entre le lent effacement de la soeur et celui du paysage qui se meurt lui aussi,

❝À chaque avancée de la destruction du monde, c'est toi qu'on abat un peu plus sûrement.❞

le temps qui passe, les saisons qui continuent presque imperturbables à suivre leur cours, les changements de lumière, les odeurs, malgré le deuil qu'elle traverse en son hiver intérieur.

❝L'automne est doux cette année. Dans ce petit espace qui t'est dédié, entre le potager et la maison, les bambous foisonnent. le cerisier du Japon, les rosiers et le sureau ont fleuri, les uns après les autres, et ton jardin se prépare désormais à l'hiver, entamant une mue vert sombre. Les feuilles, qui commencent à s'amasser sur le sol, dégagent une odeur réconfortante de pourriture végétale. Plus agréable que celle des décompositions humaines et animales, elle est un rappel du cycle de la vie avec lequel je peux cohabiter. Elle me prépare à l'hiver, qui reprendra les formes de celui qui avait suivi ton départ, le premier de ma vie d'endeuillée. Depuis ta mort, chaque saison a ses façons de me rappeler ma condition.❞

En disant son attachement à un territoire meurtri et sa préoccupation de ce qu'on va léguer aux générations à venir dont sa petite fille, ❝invitée d'honneur d'un monde où le printemps ne s'arrête jamais❞, fait partie, Juliette Rousseau tente de dire comment ceux qui restent habitent le monde après le deuil et ce qu'il en coûte de survivre à la tristesse, si tant est que ce soit possible. C'est dans les évocations de la nature, malmenée elle aussi, jouant ❝[sa] partition appauvrie […] une rengaine simple et sans pause❞, que Juliette Rousseau trouve la note juste pour parler de sa soeur défunte et de la douleur de ceux qui lui survivent.

❝Tu aimais infiniment les vieux arbres, et, pendant un temps, coller à eux ton corps meurtri, émietté, a suffi à ta survie. J'aime à penser qu'ailleurs, en d'autres temps, nous avons eu cette vie qui nous revenait, et que, quelque part, dans l'humeur délicate d'une fin de journée lumineuse, tu es encore en vie, et nous sommes réunies, toi, moi et la forêt.❞

C'est là qu'elle fait mouche et touche, pudique et subtile enfin, abandonnant la colère et le ressentiment pour aborder le temps d'après, et c'est là que, selon le souhait de l'autrice, j'ai entendu les pages de ce premier roman respirer.

❝Je voudrais t'écrire un livre dont on entend les pages respirer lorsqu'on les tourne.❞

Je sais bien que l'on vit toujours avec le deuil, parce qu'on vit toujours avec ce(ux) que l'on a perdu(s) à jamais et je suis confuse, vraiment, de n'avoir pas su pleinement apprécier ce texte de toute évidence sorti des tripes.

Lu dans le cadre de la sélection 2023 des #68premieresfois
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Encore un petit livre, certes petit par le nombre de pages mais tellement grand en intensité.

Je reprendrais bien volontiers un célèbre slogan publicitaire « le poids des mots, le choc de la photo ». Choc de la photographie de couverture, couleur sepia – signe d'un temps passé –représentant une femme en train d'allaiter un enfant, symbole d'osmose, d'amour, de lien. La lecture du livre démontrera que ce n'est si évident que cela.

Plongeons maintenant dans ce livre à l'écriture percutante. C'est à la fois émouvant et juste, lumineux et poignant. Impossible de rester indifférente à cette lignée de femmes blessées par la vie !

C'est le premier roman de Juliette Rousseau, un roman intimiste abordant des sujets difficiles avec franchise et avec beauté. Entre une écriture autobiographique et parsemée de poésies, Juliette Rousseau nous offre un texte magnifique et bouleversant pour parler entre autre du deuil de sa soeur, décédée d'un cancer généralisé à 33 ans. Cette grande soeur trop tôt disparue. La tristesse et l'amour qu'elle lui porte sont saisissants. « En partant, tu as fermé derrière toi une porte infiniment lourde, qu'il nous coûte d'ouvrir. Ne nous en veux pas si nous l'avons si longtemps laissée fermée, il n'est pas aisé de survivre à celle qu'on aime ». « Au contraire, en me quittant, tu m'habites un peu plus ». « Tu m'y décris comme un énorme plat de spaghettis dégoulinants » : notons quand même que les relations sont ambiguës entre les deux soeurs. L'auteure utilise le « tu » pour s'adresser à elle - il n'y a aucun prénom dans tout le roman - , elle lui redonne une seconde vie, un second souffle. Elle perpétue sa mémoire et lui raconte sa propre vie sans elle. « le retour des hirondelles, c'est la vie têtue » : la vie qui continue malgré tout. La présence des hirondelles près de la maison d'enfance ? « C'est toi, qui ne m'a pas complètement quittée. » « Toi qui perdures, et toi qui gagnes, malgré la mort. »
Juliette Rousseau nous raconte également ce qu'il advient de celles et ceux qui restent, des trajectoires de chacun pour surmonter la perte. Un texte pour parler de ses racines, des histoires de famille, des parcours de générations de femmes face à la violence du patriarcat. Il y est question de la maternité, très souvent subie, rarement décidée. Il y est question d'oppression, d'émancipation, d'amour, de sororité, de deuil. Chacune de ces femmes possède une histoire bien particulière : nous découvrons leurs imbrications dans leurs vies respectives sans chronologie aucune. Avortement, trouble alimentaire, viol conjugal, autant de drames qui ont créé des non-dits dans cette famille. C'est un bel hommage de l'autrice à la force des femmes de sa famille : à sa soeur disparue certes, mais aussi à toutes les autres femmes, « Maman et nous, c'est l'histoire d'un amour infaillible et inconcevable à la fois. »
« Nous sommes les héritières d'une détermination farouche, nous les descendantes des avortements ratés, des grossesses imposées ». « On se représente à tort la famille comme cette entité bien délimitée, immuable, soudée par un terreau biologique. Or c'est un terrain fluctuant, en partie instable, en recomposition permanente ». « La douleur la plus vive est cruelle, et c'est mentir que de dire qu'elle rassemble. En vérité, elle atomise ». Qu'en dîtes vous ? C'est tout simplement puissant : quelle force dans les mots, dans les sentiments. Quelle claque, quelle maestria, quel talent !

Les chapitres sont courts, denses, à fleur de peau, les mots choisis avec soin : fulgurance des mots, des fragrances, des paysages, des bruits et des voix. le récit est parsemé de poèmes lumineux qui reconnectent à la vie, entravée par le deuil impossible. Rien n'est vraiment dit dans le détail, tout est suggéré.

« Je dédie ce texte à mes parents, Françoise et Yves. Merci de m'avoir appris à aimer, imparfaitement mais sans relâche » : c'est cela aussi la force des liens du sang et l'acceptation de l'imperfection des êtres.

Un texte profondément poétique et engagé, une très belle découverte.
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Les années qui ont suivi ta mort, je les ai attendues le cœur serré. Tant qu'elles reviennent, ta mort est une absence, mais pas une rupture. Le retour des hirondelles, c'est la vie têtue. C'est toi ou moi à cinq ou six ans, qui tenons tête, ne lâchons pas. C'est toi qui n'es plus, et toi qui es encore là, différemment. Leur ballet facétieux au-dessus du petit étang, en bas du hameau, m'a ouvert le cœur comme personne d'autre. La joie des hirondelles au-dessus de l'eau, c'est toi qui ne m'as pas complètement quittée. Toi qui perdures, et toi qui gagnes, malgré la mort. Le retour des hirondelles, c'est une place au monde pour mon cœur contradictoire, la possibilité de n'avoir pas à y démêler la joie de la tristesse.
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Les années qui ont suivi ta mort, je les ai attendues le cœur serré. Tant qu'elles reviennent la mort est une absence, mais pas une rupture. Le retour des hirondelles, c'est la vie têtue. C'est toi ou moi à l'âge de cinq ou six ans, qui tenons tête, ne lâchons pas. C'est toi qui n'es plus, et toi qui es encore là, différemment. Leur ballet facétieux, au-dessus du petit étang, en as du hameau, m'a ouvert le cœur comme personne d'autre. La joie des hirondelles, au-dessus de l'eau, c'est toi qui ne m'as pas complètement quittée. Toi qui perdures, et toi qui gagnes, malgré la mort. Le retour des hirondelles, c'est une place au monde pour mon cœur contradictoire, la possibilité de n'avoir pas à y démêler la joie de la tristesse. (pages 33-34)
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(Les premières pages du livre)
La langue française, dans sa construction patriarcale, ne me permet pas de donner à lire la lignée de femmes blessées dont je viens. Elle nous efface, encore et toujours. Les méthodes d'écriture dites « inclusives » non plus, elles qui continuent de faire advenir le masculin, y compris là où les hommes ont depuis longtemps choisi de déserter. Ma langue ne cherche pas l'égalité, ni de nouvelles règles. Elle invoque des filiations, rétablit des trajectoires.
Comme dans nos vies, souvent, le masculin l'emporte. Mais parfois, c’est le féminin. Ni l’un ni l’autre ne me semblent désirables. Je ne cherche pas à forger la langue d’un monde souhaitable. Ce sont nos vérités qui m'intéressent. Tant mieux si apparaissent ensuite, dans ma généalogie comme dans les autres, des êtres libres de cette binarité épuisante, et qui trouveront leurs propres mots pour se dire.
Nous dire avec justesse, c'est laisser la porte ouverte à ce qui vient pour nous remplacer, joyeusement et sans douter, comme tout ce qui naît pour vivre pleinement. Dans la langue comme dans nos histoires, nous ne sommes jamais que des passages.

L'automne est doux cette année. Dans ce petit espace qui test dédié, entre le potager et la maison, les bambous foisonnent. Le cerisier du Japon, les rosiers et le sureau ont fleuri, les uns après les autres, et ton jardin se prépare désormais à l'hiver, entamant une mue vert sombre. Les feuilles, qui commencent à s’amasser sur le sol, dégagent une odeur réconfortante de pourriture végétale. Plus agréable que celle des décompositions humaines et animales, elle est un rappel du cycle de la vie avec lequel je peux cohabiter. Elle me prépare à l'hiver, qui reprendra les formes de celui qui avait suivi ton départ, le premier de ma vie d'endeuillée. Depuis ta mort, chaque saison a ses façons de me rappeler ma condition.
Tu as peut-être quatre ans. Tu viens d'emménager ici avec ta mère et ta sœur, après avoir vécu dans un HLM de la grande ville la plus proche. Ta mère est au bout d'elle-même, c'est-à-dire très loin de toi, et tu sens déjà confusément qu’il te faut prendre soin delle. La maison dans laquelle vous vous installez est humide et sombre. Elle se dissimule au terme d’un petit sentier qui plonge vers l'extrémité est du hameau. Dans peu de temps, ta mère oubliera le gaz allumé et la maison brûlera. Elle se calcinera discrètement mais en totalité, de l’intérieur et sans flammes. Une belle métaphore à n'en pas douter. Ta mère survit, ta mère oublie, et ce qu'elle délaisse dans ce geste se consume. Elle gardera longtemps le vestige calciné d’une bague en or et lapis-lazuli offerte par ton père du temps de leurs fiançailles.
Cet automne-ci nous nous retrouvons devant la stèle que maman t'a construite. De cette famille composée sans trop y réfléchir, comme la plupart des familles, par la synthèse des impulsions du corps et de la contractualisation des relations, il ne reste plus grand monde. Cela ajoute à la tristesse. Décès, drames, défections. On se représente à tort la famille comme cette entité bien délimitée, immuable, soudée par un terreau biologique. Or c’est un terrain fluctuant, en partie instable, en recomposition permanente. où la biologie n'est que peu de chose, quoi qu’on en dise. La famille que tu as connue de ton vivant n’existe presque plus, et, aujourd’hui, d’autres nous sont venues qui ne t'ont pas connue. Ce qui fait notre commun peu à peu s'éloigne de toi.
Tu as trente ans. Tu reviens au hameau pour la première fois depuis longtemps. Depuis ton mariage, célébré à la mairie du village. Tes sœurs ont fait de ta venue une surprise. Lorsque tu entres dans la maison, par la porte latérale, celle qui donne directement sur la cuisine et ta mère, le visage de celle-ci se transforme. Elle en pleurerait si elle savait pleurer. Tu arrives quand tout le monde est déjà là. La tablée est longue et bruyante, comme dans tes souvenirs. On t’accueille d’un sourire timide, les yeux pleins de sollicitude. On est prêtes à jouer la comédie pour ne pas te brusquer. Peut-être est-ce que cela t’arrange. Peut-être aussi que tu en crèves un peu plus, qui peut savoir? Ta mère s’affaire en cuisine, c'est sa façon à elle d’habiter le malaise, de pratiquer un retrait sans lequel elle ne peut pas faire avec ses proches. Ta mère compense depuis toujours, le travail domestique est une de ses stratégies. Ce soir, tu la rejoins et te prêtes à son jeu. Tes apparitions à table sont brèves, emballées de peu de mots. Ta petite sœur t'observe et retient son souffle.
J'ai disposé des bougies sur le pourtour du terre-plein central, au pied des bambous. Leurs flammes labiles se mêlent doucement au bleu profond de la nuit qui s'installe. Le moment est maladroit, les gestes et les mots sont autant d'explorations, appesanties par l'émotion. Plus personne ne nous apprend à faire avec la mort. Nous parlons un peu, tournées vers ta stèle, maïs en réalité nous nous parlons les unes aux autres. En partant, tu as fermé derrière toi une porte infiniment lourde, qu’il nous coûte d'ouvrir. Ne nous en veux pas si nous l'avons si longtemps laissée fermée, il n’est pas aisé de survivre à celles qu'on aime.
Moi qui te parle en silence depuis toujours, je commence seulement à t'écrire ce soir. Ta vie, ses débuts, ses sursauts et sa fin, continuent d'organiser la métrique de la mienne, ses mouvements de plaques.

C’est d'abord le bruit discret d’un papier que l'on fait glisser sur le parquet, par l’interstice sous la porte. Ce sont quelques mots, griffonnés par une connaissance. Je suis désolée pour toi. Dans la chambre fermée, je suis blottie dans les bras d'une amie. La pièce est sombre, protégée de la lumière criarde et de la chaleur étouffante de ce début d'après-midi. De ce côté-ci de l'Europe, il fait encore chaud. Si on t'appelle, c’est que tu dois venir, m'avait dit maman au téléphone. J'étais prévenue, le sous-texte était clair pour tout le monde. Mais pas pour moi. Alors pourquoi suis-je en train de pleurer? Ce qui ne m'est pas encore accessible en pensée fait déjà son chemin en moi, insensible à ma peine.
Quelques heures plus tard, c'est l’autre côté du continent. Celui où il fait déjà froid, qui baigne dans le brouillard. Le train depuis l'aéroport est plongé dans la pénombre. Il s'arrête trop souvent. Les lumières palpitantes des faubourgs viennent, par intermittence, soutenir les néons fatigués de l'allée centrale. Je ne sens plus mon corps. Depuis déjà des mois je m'échine à quelque chose le concernant. Je ne sais pas bien quoi. Le faire disparaître peut-être, ou bien tenter de le sentir à nouveau. Peu à peu, il s'est effacé, jusqu'à ce moment, cette nuit d'automne et sa dissolution presque complète dans les reflets poudrés des rues de Londres.
À la sortie de la station de métro, mon père m'attend, planté dans l'obscurité. Je vois mal son visage, mais j'en discerne déjà les traits tendus, épuisés. Nous nous embrassons, sans un mot. Puis, je le suis dans l'entrée de l'hôpital, éclaboussée par la lumière blafarde qui est le propre de toutes les institutions de ce type. Comme une façon de nous pousser, déjà, à la capitulation.
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On se représente à tort la famille comme cette entité bien délimitée, immuable, soudée par un terreau biologique. Or c'est un terrain fluctuant, en partie instable, en recomposition permanente. Ou la biologie n'est que peu de chose, quoi qu'on en dise. La famille que tu as connue de ton vivant n'existe presque plus, et, aujourd'hui, d'autres nous sont venues qui ne t'ont pas connue. Ce qui fait notre commun peu à peu s'éloigne de toi.
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Tous les jours, je vais marcher le long des surfaces nues qui abritaient les bosquets de notre enfance. Les chènes centenaires et les ruisseaux qui couraient en dessous ont disparu.
Je voudrais replanter les haies de force.
Je voudrais faire revenir les vieux arbres, et avec eux ce qu'ils ont emmené de la terre qui était la nôtre. Mais un arbre ne s'impose pas, il se laisse advenir.
La brutalité ne se conjugue qu'avec l'anéantissement, pas avec la création.
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Mathieu Magnaudeix et Mathieu Dejean reçoivent Clémentine Autain, députée LFI en Seine-Saint-Denis. Alors qu'un accord électoral a été conclu cette nuit entre La France insoumise et Europe Écologie-Les Verts pour les élections législatives des 12 et 19 juin, il pourrait s'élargir dans les prochaines heures au Parti communiste et même au Parti socialiste. Alors à quoi cette « Nouvelle Union populaire écologique et sociale » pourrait-elle ressembler ? Tous les partis cités vont-ils s'allier ? On en discute avec notre invitée.
Reportage dans le cortège de la manifestation du 1er mai, à Paris, où se sont rendus Nassim Gomri et Christophe Gueugneau. Une manifestation durant laquelle le mot d'ordre était « contre Macron » mais aussi dans la perspective attendue de l'union de la gauche pour les élections législatives.
Et enfin on parle d'espoir avec des citoyen·nes engagé·es. Mathieu Magnaudeix reçoit Lauren Lolo, élue municipale à Fosses dans le Val-d'Oise et cofondatrice de la Cité des chances, Juliette Rousseau, éditrice, autrice et traductrice, et Stéphane Ravacley, boulanger, fondateur de l'association Patrons solidaires et candidat aux élections législatives dans le Doubs. Face à la crise climatique, à la montée de l'extrême droite et au règne du néolibéralisme, comment nos invités gardent-ils espoir ?
#LFI #Gauches #Législatives
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