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Critique de ChryseiaVonSourde


"Nous avons beau assigner des règles au langage, essayer de lui faire entendre raison par la grammaire, la logique et autres astuces destinées à le faire entrer dans un cadre, rien n'y fait. Les mots continuent de ricaner dans l'ombre, à nos dépens. Dans ces conditions, sommes-nous condamnés à parler à côté ? Sans doute. Mais si cette condamnation devenait une chance, si elle nous permettait une plus grande liberté, de prendre le large par la parole ?" (Préface, p. 8-9)
Voici un livre que l'on ne peut écrire qu'au terme d'une longue fréquentation des mots. À travers les quatre textes réunis dans ce recueil (un inédit, les autres déjà parus, indépendamment les uns des autres, et dont l'un a été remanié) éclate en effet l'intimité tout à la fois joyeuse et savante d'Alain Roussel avec la langue française.
Les textes sont présentés selon une gradation vers l'abscons, l'absent, l'abstrait.
D'abord, on découvre « La vie privée des mots », ou la très personnelle collection de mots du narrateur, qui s'exprime à la première personne et nous invite à pénétrer son univers mental, ses rêveries langagières. Prêtant sa voix – sa plume – aux mots devenus vivants (enfin, ils le sont déjà, n'est-ce pas ? Disons qu'ils acquièrent ici un supplément d'être), il invente leur histoire, leur caractère, leur généalogie en convoquant divers domaines et centres d'intérêt qui lui sont propres, tels l'ésotérisme, l'alchimie, les spiritualités, la poésie… Il joue encore sur les rapprochements sémantiques, étymologiques, phonétiques (pratique de la cabale phonétique), s'appuie sur la forme même des lettres, qui devient signifiante, comme un hiéroglyphe nouveau. Il s'inscrit, ce faisant, dans une lignée d'écrivains penseurs des mots, des lettres en tant que signes, et de leur rapport au réel : Nodier, Hugo, Rimbaud, Raymond Roussel, Leiris, entre autres. Certains passages expliquent ce travail ; ainsi, p. 64 : "À une certaine façon de réveiller les vocables par la sonorité, de les secouer dans leur graphie, de les démasquer par tous les moyens, y compris l'étymologie, la mythologie, voire l'ésotérisme et l'hermétisme, de les mettre à nu – avec l'espoir de découvrir mon propre visage –, je ne peux nier sans mauvaise foi que j'en suis l'auteur [de cette collection de mots]."
D'un mot au suivant, d'un développement aux notes surréalistes à l'autre, on rebondit, glisse dans une spirale qui finit par réunir tous les acteurs-mots de ce drame malicieux, comme dans les comptines de notre enfance qui formaient une boucle infinie. Au fil de ces vies farfelues, des artistes pointent leur nez, des personnalités comme Freud aussi (qui apparaît ici bien polisson, auprès de la joycienne Miss Molly aux beaux mollets, et des filles linguistiques de la psych-ana-lyse, Anna et Lise). Des souvenirs se mêlent à des aventures amoureuses fantaisistes nées de l'étude des mots, parsemés de citations et évocations littéraires. Finalement, la réalité finit par être subjuguée aux mots et aux lettres, qui deviennent, si j'ose dire, l'alpha et l'oméga du monde.
Après ces visions – au sens où le narrateur se fait voyant, à la manière d'un Rimbaud facétieux – poétiques et drolatiques, aux accents quelquefois rabelaisiens, une deuxième section, « Lettres d'amour », met en scène la liaison épistolaire et amoureuse entre deux lettres, l et r. C'est l'occasion d'une débauche de mots passionnés autour des… mots. Les lettres présentent toutes les étapes d'une histoire d'amour qui finit mal : la séduction, la passion charnelle, la trahison et, enfin, la rupture. le vocabulaire, parfois très cru, et l'imaginaire érotique ne manqueront pas de rappeler au lecteur quelques correspondances fameuses entre lettrés d'antan.
La partie suivante, joliment intitulée « L'ordinaire, la métaphysique », manifeste un certain parti pris des choses. Chaise, fenêtre, pied, chemin… sont explorés par la pensée, dégagés de leur réalité physique. C'est l'occasion d'une nouvelle réflexion à la première personne, qui semble offrir au narrateur la possibilité de s'explorer lui-même à travers cette vie abstraite des choses les plus banales. Par moments, des images, des mots, des objets affleurent, qui avaient été étudiés dans les textes précédents, créant une forme de continuité dans cet ensemble en apparence disparate, et trahissant les intérêts récurrents de l'auteur.
Le recueil se clôt sur « La poignée de porte », audacieuse tentative d'exprimer ce qu'il y a d'insaisissable et d'inaccessible en toute chose. Une résistance au dire et à la connaissance qui est aussi constante qu'ignorée dans nos vies quotidiennes peu sensibles à ces questions, non ?
Lien : https://litteraemeae.wordpre..
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