"Pour aujourd'hui, je n'étais encore capable que de faibles récits où l'on aurait sans doute bien en vain cherché trace de la détresse et de l'enchantement qui m'habitent depuis que je suis au monde et ne me quitteront vraisemblablement qu'avec la vie."
C'est sur cette avant-dernière phrase que s'achève une des autobiographies les plus romanesques, tant du point de vue narratif que de l'acuité du verbe, qu'il m'ait été donné de lire.
L'auteure qui a commis ces quelque 500 pages d'une précision d'orfèvre, est une des plus grandes écrivaines francophones du XXème siècle, et une femme de lettres canadienne ( Manitobaine-québécoise ) parmi les plus brillantes et les plus talentueuses.
Gabriel Roy entreprend donc six ans avant sa mort une autobiographie au souffle puissant, oscillant entre le romanesque, et une palette des nuances du genre, parmi lesquelles "l'aventure" n'est pas des moindres.
L'oeuvre se compose de deux parties se complétant, s'emboîtant, s'enchevillant et s'harmonisant parfaitement.
Dans la première intitulée - le bal chez le gouverneur -, titre qui fait référence à la seule invitation à un bal de la gentry que reçurent jamais ses parents, un couple de condition alors modeste avant que la misère ne les rattrape, invitation qui bouleversa sa mère et "timora" son père... bal auquel ils se rendirent... mieux habillés qu'ils ne le furent jamais, mais qui, voyant par une des fenêtres du jardin où ils observaient avant d'oser entrer les notables qu'ils s'apprêtaient à côtoyer, renoncèrent au bal, regardèrent ces gens d'un milieu qui n'était pas le leur, avant de s'en retourner... fatalistes mais pas amers.
Cette invitation et ce bal chez le gouverneur fut pour la mère de Gabrielle un des évènements marquants de sa vie... une joie, un honneur qui ne dépassèrent pas la pelouse et une des fenêtres du palais, mais qui n'en demeura pas moins dans sa mémoire un motif, sinon d'orgueil... de fierté.
Gabrielle naît donc le 22 mars 1909 à Saint-Boniface, un petit bourg d'une des provinces de l'ouest canadien.
Une de ces provinces où peu de Canadiens sont de langue française... encerclés qu'ils sont par leurs concitoyens de langue anglaise.
Leur identité linguistique est un frein social, économique, culturel... une tache historique que l'histoire de la famille de Gabrielle, ses grands-parents, ses parents, nous aident à mieux comprendre le sort qui fut réservé à nos "cousins" par les Anglais.
Le père de Gabriel, petit fonctionnaire, va pouvoir jusqu'à ses soixante-cinq ans, subvenir aux besoins de sa famille nombreuse, faire même construire une maison, avant qu'un revers politique ne le fasse basculer dans le chômage, entraînant sa famille dans une misère que la mère de Gabrielle s'efforcera sa vie durant de combattre en travaillant dix-huit à vingt heures par jour, digne, sans rancune, élevant courageusement ses onze enfants ( Joseph, Anna, Alcide, Agnès, Adèle, Clémence, Bernadette, Rodolphe, Germain, Marie-Agnès et Gabrielle la petite dernière ).
Gabrielle se distingue très tôt de ses frères et soeurs par son amour immodéré pour la lecture, son goût relativement précoce pour les études, son florissant imaginaire, ses tendances à la rêverie, ses états extatiques face à la beauté de la nature... du ciel, et ses penchants aventureux.
C'est très tôt qu'elle se sent poussée à écrire... collectionne premières places et récompenses en français.
Ces places et ces récompenses seront le sésame qui lui ouvrira les portes d'une école d'institutrices... métier qu'elle va apprendre dans un bilinguisme parfait... exception faite de son accent qui occupera toujours une place plus ou moins cocasse dans le récit.
Parallèlement, elle fera partie d'une petite troupe théâtrale qui se produira aux quatre coins de la province.
Bien que très attachée à sa mère et à sa famille, elle travaillera quelques années comme institutrice, mettant de l'argent de côté afin de pouvoir s'embarquer pour l'Europe où elle séjournera de 1937 à 1939.
Là s'ouvre la seconde partie du roman, partie intitulée - Un oiseau tombé sur le seuil - ( référence toujours à un évènement survenu dans sa vie )
Tel ce petit oiseau, Gabrielle débarque à Paris... dans une modeste pension.
Elle fait la connaissance de la capitale qu'elle sillonne en bus, à pied, en voiture, à bicyclette.
Elle s'y fait des amis et se cherche.
Car la quête de Gabrielle, c'est la recherche de son identité.
Qui est-elle et que doit-elle faire de sa vie ?
Après avoir irrégulièrement fréquenté le théâtre où répètent et se produisent les Pitoëff, elle embarque pour Londres où elle va séjourner plus d'une année.
La partie "anglaise" est la plus riche.
Comme pour Paris, elle n'aura de cesse d'apprendre "son Londres" par coeur, sur "l'impériale, le coeur dans les étoiles", à pied, à bicyclette, en voiture, en train...
Entre amitiés, le grand amour, l'immersion minutieuse, détaillée et passionnante dans la capitale anglaise à la veille de la Seconde Guerre mondiale, et celle dans quelques magnifiques et inoubliables comtés, la lecture est d'une telle richesse, d'une telle densité que, comme je le disais plus avant, le romanesque et l'aventureux sont dans chaque mot, chaque phrase, chaque page.
A l'hiver 39, Gabrielle attrape une infection ORL.
Le médecin consulté lui conseille la Provence où, en compagnie d'une infirmière canadienne de langue anglaise rencontrée sur l'équivalent du ferry de l'époque, elle va séjourner... toutes les deux découvrant la région en randonneuses, dormant et mangeant le plus souvent chez l'habitant.
Puis ce sera le bref retour en Angleterre et l'embarquement à Liverpool pour un "rapatriement" et une installation et un nouveau départ professionnel à Montréal.
Devenue journaliste,
Gabrielle Roy connaîtra en 1947 son premier grand succès littéraire.
Cette autobiographie est chronologique mais pas systématiquement linéaire, Gabrielle enjambant les temps pour nous faire vivre tel ou tel évènement marquant s'étant déjà produit, ou advenu des années plus tard.
Rassurez-vous ! Aucun heurt narratif. Rien de l'ordre de la digression échevelée.
Tout est sous contrôle, décidé et maîtrisé.
Un livre passionnant, une autobiographie et des mémoires inachevées qui n'en font pas moins un des meilleurs livres du genre.
J'ai aimé ce livre comme j'ai aimé certains chefs-d'oeuvre de la littérature, élite dont, pour moi, il peut se revendiquer.