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Fin 1941 - Début 1942 : deux frères tous deux militaires, tous deux français, ont été désarmés, un an et demi plus tôt après l'armistice de Juin 1940. L'un des deux, Paul, prisonnier en Allemagne, ne cesse de penser à son frère se demandant ce qu'il est devenu, l'imaginant héros et libre, ou alors souffrant comme lui souffre d'être en captivité, inactif, loin de sa famille et de sa vie douillette d'avant guerre. Pour retrouver ce frère, il tente plusieurs évasions, ce qui lui vaut d'être transféré dans un camp plus à l'Est, disciplinaire qu'est Rawa Ruska. Parce que ce lieu est voisin du camp de Belzec, Paul prend conscience en y arrivant, par voie ferrée, de l'ignominie et de l'indicible qui habitent le monde durant ces années... Bien que la vie là-bas soit beaucoup moins douce que dans le camp allemand précédent, beaucoup plus surveillée, il parvient à s'échapper et réalise un périple en train qui l'emmène à Berlin puis de là, après quelques temps en France où il rejoint les siens. Son frère n'est pas le héros idolâtré, et pour Paul, en plus du désarroi de cette prise de conscience, c'est la vie clandestine, la France est toujours occupée. Curieusement, très rapidement, on a l'intuition que tout ce qui va arriver dans la vie de Paul et Jean est imprégné de ces quelques années durant lesquelles ils ont du vivre dans une atmosphère beaucoup moins protégée que celle dont ils avaient coutume, dans une société bousculée, terrifiante et cruelle, dans un rapport à l'Autre bouleversé, avec des choix d'opinions qui partagent irrémédiablement les êtres. Héritiers d'une certaine bourgeoisie de l'industrie textile normande, leur avenir aurait dû être facile et aisé. Pourtant, il va être chaotique, questionnant, s'incarnant dans la faillite professionnelle et l'échec intime. En nous racontant la vie de ces deux hommes, Pascale Roze "tisse" le destin d'une famille bourgeoise pétrie de religion, de principes et de conventions pour nous dire l'écroulement à la fois d'une industrie qui devient obsolète dans un monde qui se reconstruit en élargissant ses frontières de commerce et ses modes de consommation, et à la fois la remise en question d'un mode de vie qui étrangle davantage les personnalités des êtres qu'il ne les libère, qui broie les rêves et les projets quand seule la bienséance gouverne les vies. On comprend petit à petit que le narrateur est le fils de Paul, Guillaume, celui qui assistera à l'éclatement de l'empire familial. L'usine perd de sa capacité à concurrencer d'autres ateliers du même secteur - l'étranger et le changement des habitudes de consommation y sont pour beaucoup - tandis que la famille se disloque sans doute davantage à cause du peu de sentiments qui reliaient les membres et de l'incompréhension qui s'installe entre ces derniers. Les années pendant lesquelles Paul était prisonnier à l'étranger et Jean libre en France sont le socle d'une déchirure au sein de la fratrie comme dans les coeurs, d'une incapacité à vivre sereinement la vie qui redevient peu à peu permise, une impossibilité à partager la confiance d'une vie habitée de ce qui pourrait être l'amour des siens. J'ai du mal à exprimer pourquoi ce roman me met mal à l'aise, sans doute à cause du saccage de ces existences dont je n'ai cessé de me demander s'il prenait racines dans les années d'enfermement de Paul, dans son adoration dévastée pour un frère qu'il redécouvre lâche et opportuniste, ou dans l'empressement à vouloir construire une vie trop vite, trop impulsivement, ne laissant pas l'amour vrai guider ses choix et ses actes et finalement empruntant un chemin qui tourne le dos à la félicité, dans la vénération d'une existence enfermée dans un carcan de règles et de devoirs supposés. Une très belle écriture - toujours - pour un récit qui balaye quelques décennies décisives pour cette famille et aussi en filigrane pour la France de l'occupation allemande aux Trente Glorieuses et ses bouleversements dont les personnages de ce roman ne sont que les reflets aperçus dans un miroir qui se serait brisé. + Lire la suite |