Nous avons entre six et trente-six ans et nous venons de tous les bleds environnants. Le plus jeune s’appelle Omar et le plus vieux, c’est moi, Djibril, alias le Parisien volant. À mon âge, je passe pour un vieux schnock, dans la petite bande de traceurs, mais je suis aujourd’hui leur coach, leur entraîneur, la mémoire vivante de l’asphalte : je me balade toujours avec une minicaméra glissée dans ma poche ou fixée autour du front, et c’est moi qui réalise les films que nous diffusons sur la toile. C’est grâce à des mecs dans mon genre si le parkour est devenu si populaire dans tous les bleds de l’archipel. Depuis une dizaine d’années, le parkour a supplanté tous les autres sports ; nous sommes forcés de refuser de plus en plus de gamins désoeuvrés qui rêvent de voler sur les toits de la ville ; il n’y a plus que quelques has-been qui jouent au foot, au hand ou au volley ; la boxe et les arts martiaux, parqués dans leur ring ou sur leur tatami, ne peuvent pas rivaliser avec un sport qui a le béton pour tatami et qui fait de n’importe quel immeuble en ruine un ring géant. Les flics ont tenté de nous éradiquer : après avoir interdit les cerfs-volants, interdit les drones, interdit toutes les machines volantes que nous bricolions dans notre coin pour passer le temps, ils se sont attaqués aux hommes volants ; ils ont coffré plusieurs d’entre nous, mais à chaque tête coupée il en repoussait une dizaine. Hier, nous allions user nos baskets sur les toits de Paname, de Londres et de Berlin, nous étions prêts à tout pour rencontrer là-bas nos maîtres et apprendre d’eux les techniques les plus audacieuses pour épater les meufs et rendre fous les keufs ; aujourd’hui ce sont les traceurs de tous les pays qui rappliquent sur nos toits pour voir comment nous récrivons la ville et revisitons la discipline en défiant la frontière.
Je m’appelle Mike Zucker et je suis l’officier de réserve du checkpoint n°119. Une des dernières sentinelles du grand ghetto blindé de l’Occident. Mes hommes me surnomment le gardien du phare pour plaisanter. Mais n’allez pas croire que c’est la haute mer que je surveille du haut de mon fortin. N’allez pas croire que ce sont des navires que je guide. C’est la terre aride et craquelée qui s’étend à l’horizon. Ce sont les vagues argentées des oliveraies qui scintillent à l’infini sous l’éclat du soleil. Ici, dans cette partie de l’archipel, la mer est encore lointaine et le seul rivage que j’aperçois, là-bas au loin, quand je monte au sommet du mirador, est celui – jaune et vallonné à l’infini – du désert. Ce sont des autobus, des taxis collectifs, des semi-remorques, des camionnettes, parfois même des charrettes tirées par des bourricots, qui se pressent tous les jours sous nos tourelles. Ce sont des hommes, des femmes et des enfants que nous filtrons à longueur de journée comme des carottes ou des navets. Ce sont des êtres humains que nous parquons comme du bétail.
Et puis un jour, Asswad m’a échappé des mains à cause d’une violente bourrasque et s’est envolé de l’autre côté du grand barrage. J’ai grimpé en haut de l’immeuble déglingué où vivait Abou Youssouf et là nous avons assisté, impuissants, à la scène suivante : une jeep des gardes-frontières s’arrête, des soldats ouvrent les portières, sautent à terre, ramassent mon cerf-volant ; ils jouent avec Asswad, ils rient aux éclats, ils tirent dessus, ils le criblent de balles ; les mecs se prenaient pour des cow-boys, dans les westerns, lorsqu’ils lancent une canette dans les airs et la transforment en gruyère… Ce jour-là, j’ai retenu mes larmes, histoire de ne pas passer pour une mauviette à côté d’Abou Youssouf qui avait servi de gruyère lui aussi, quand il était à la guerre, même qu’il m’avait montré ses jambes criblées de balles, il en était tellement fier. Ce jour-là, j’ai retenu mes larmes mais j’ai pigé que le ciel ne nous appartenait plus.
Vous vous croyez bien à l'abri derrière vos murailles. Vous croyez pouvoir confiner tout un peuple comme on parque du bétail. Mais toutes les murailles se fissurent lorsque la glaise humaine se met à remuer.
Quand les livres nous parlent de la Russie et de l'Ukraine, entre guerre et paix : Giuliano da Empoli, qui publie "Le Mage du Kremlin", et Emmanuel Ruben, qui co-dirige le livre collectif "Hommage à l'Ukraine", sont les invités d'Olivia Gesbert.
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