Avant de savoir comment le yoga a vécu, il serait bon de savoir pourquoi l’Indien devient yogi.
Tout d’abord, et de quelque côté que l’on considère le mécanisme psychologique du yogi, on tombe sur une évidence : c’est un homme qui refuse, il refuse d’exister et de se survivre par automatisme.
Ce refus ne doit pas être pris pour une bouderie de l’existence. Ce n’est pas un blocage, une négation globale ou une fuite enfantine devant les réalités. C’est, à l’opposé, une volonté de prise de conscience, une empoignade dramatique avec sa réalité d’homme : l’insatisfaction que lui donne sa vie, l’inaptitude au bonheur.
Il va chercher les causes de ce malaise et trouver l’origine de sa souffrance : il la localisera dans le déséquilibre existant entre ses aspirations et ses possibilités. Il va donc donner le temps de sa vie à la mise en équilibre de ces deux propositions : potentiel intérieur et réalisation.
Les textes anciens nous ont décrit ce phénomène à l’aide de l’image du singe fou : « Il y avait un singe, déjà turbulent de nature, comme tous les singes. Comme si cela ne suffisait pas, quelqu’un lui fit boire beaucoup de vin, si bien qu’il en fut encore plus agité. Puis il fut piqué par un scorpion… Pour achever son malheur, un démon entra en lui. Quels mots pourraient décrire l’agitation effrénée de notre singe ? L’esprit de l’homme est comme ce singe… »
Le vieux texte aurait pu ajouter : « Et le singe se regardait dans une glace, car son agitation lui plaisait jusqu’à la fascination. » C’est, en fait, l’attitude du profane aux états de conscience normaux. La trépidation incessante de son esprit, la ronde effrénée d’images, qui se réamorce toute seule, le met dans un état d’hébétude qui lui enlève, dans les cas les plus courants, toute volonté d’intervenir ; le système étant si parfaitement au point qu’il y trouve du plaisir, ou tout au moins de la sécurité. Car l’analyse du yogi était déjà allée jusque-là : il voyait son subconscient à la fois comme générateur et comme dépôt de tous les actes colorés par la convoitise, l’autosatisfaction, la soif du fruit : phalatrishna.
Donc, s’il voulait détruire ce circuit automatique, parvenir à consumer ses latences et diriger le flux mental à son gré, il lui fallait de toute évidence désamorcer son égotisme.
La supériorité de ce texte, sa « maturation », est manifeste déjà dans l’aisance avec laquelle le sujet est posé : le choix de l’homme doit-il aller à karma, l’action, ou à shama, la contemplation ? Quelle est la meilleure voie de salut ? La méditation mystique est-elle la seule ? Krishna, avatar de Vishnou, enseignera à son élève Arjuna que les deux voies sont également efficaces, le choix de l’une ou de l’autre restant lié à la condition karmique (le stade de maturation cosmique) de l’individu. […]
Puis vient le grand thème de la Bhagavad-Gîtâ, le renoncement aux fruits de ses actes. Toute action accomplie sans convoitise de bénéfice ne laisse aucune trace karmique. L’activité devient un « sacrifice » qui libère l’homme, le rend égal à dieu, spectateur indifférent de sa propre création […].
L’originalité de la Bhagavad-Gîtâ consiste en la fixation de l’effort méditatif sur la personne de Krishna. En cours de méditation ou en cours d’action, le yogi doit s’orienter vers Krishna. Il s’agit, évidemment, d’un procédé d’intériorisation du rituel […].
L’idée de jeu, de négociation est toujours présente dans cette recherche d’équilibre entre le possible et l’accompli. La satisfaction totale qui accompagne l’acte ainsi dosé, maîtrisé, n’a aucune espèce d’équivalent dans la vie profane. Elle donne la sensation de la plénitude, sans avoir la petite joie frelatée de l’orgueil. Car le plus précieux dans ce sentiment de réussite, c’est l’assurance profonde d’un devenir en marche, donc d’une perpétuelle possibilité de mieux faire. Il n’y a pas possession de la perfection, mais connaissance intime de la perfectibilité.