« Il y aurait, là-bas, à l’autre bout du monde, une île. »
Cette phrase, quand l’ai-je lue pour la première fois ? Il y a vingt ans probablement. Je ne me souviens pas du jour ni de l’heure, ni des conditions dans lesquelles je l’ai découverte. Pourtant j’ai su instantanément qu’elle serait ma phrase préférée. Je ne saurais dire quel est mon film préféré ni mon livre préféré, pas même mon album ou ma série préférés, et surtout pas mon plat préféré. Mais je connais ma phrase : « Il y aurait, là-bas, à l’autre bout du monde, une île. » C’est un sentiment étrange et puissant lorsqu’on la reconnaît, vous devriez essayer, c’est comme si tout en nous résonnait. Il y a quelque chose du doudou dans la phrase préférée, on sait qu’on peut toujours compter sur elle, on gagne en stabilité, on peut y recourir dès que le besoin se fait sentir de la faire résonner à nouveau. Et c’est mieux qu’un doudou, car on n’a pas à s’en séparer. Pour toujours, I mean, forever.
J’aime tout, dans cette phrase. Particulièrement, mais pas seulement, la radicalité de son excès, et exactement dans le même temps, la radicalité de sa simplicité. Tout y est en tension, surtout l’espace et le temps, le réel si l’on veut ; et c’est en quelques mots très doux, très contrôlés, très cadrés, que cela se passe. On y lit l’inouï de ce que peut le langage, de ce que peuvent la ponctuation et la conjugaison. Cette virgule après le conditionnel, voyez-vous, rien n’y contraint sinon d’insister sur la folie du conditionnel qui n’est rien d’autre que celle du langage, de la fiction et de l’humanité. Jamais ferme à processeurs produisant des bitcoins en Islande (« il y aurait, là-bas, à l’autre bout du monde, une île ») ne parviendra à la promesse technologique de cette virgule.
Mais à l’autre bout du monde, là-bas, ça finit souvent mal, et même très mal, que ce soit sur W, l’île inventée par Georges Perec, l’auteur de cette phrase, ou dans les fermes islandaises. On commence alors à redouter les virgules, les conditionnels, leurs prouesses technologiques. Mais rien à faire, et malgré la peur, on ne peut quand même pas s’en passer, ça continue à résonner, tout est plus clair lorsqu’on lit cette phrase. « Il y aurait, là-bas, à l’autre bout du monde, une île. » Ça résonnait à Tarnac en 2008, ça résonne à Florence en 1348 ou à Königsberg en 1795, ça résonne dans la chambre nuptiale de Shahryar et de Shéhérazade, ça résonne en after dans les années quatre-vingt-dix du vingtième siècle, ça résonne en janvier 2017 dans cette ancienne imprimerie où nous nous retrouvions alors.
Un an plus tard, j’ai souhaité vous y conduire vous aussi. Pour reprendre là où nous nous étions arrêtés avec vos prédécesseurs l’année dernière : ressentir à nouveau cela, cette résonance, refaire un cercle, recommencer et voir où ça nous mène. Installez-vous.
Ça ne résonne pas exactement pareil, mais toujours on retrouve ces mêmes étapes : fin d’un monde, départ, dope ou fiction partagée, commune. « Escapism ? » Si on veut, en tout cas si on ne voit pas plus loin que le bout présent de ses pieds. Scénario anthropologique plutôt, sécessionnisme, qui traverse l’histoire des fictions et des communautés humaines et qui se présente à nous, à nouveau, avec une intensité rarement atteinte. Il se laisse résumer ainsi : « Il y aurait là-bas, à l’autre bout du monde, une île. » Il se répète et devient obsédant. On ne voit plus que lui, derrière les lignes et les images. On ne voit plus que lui dans les zones à défendre, les zones d’autonomie temporaire, les cabanes, les communes, les raves, chez nos amis ; dans les camps et les jungles subis et parfois réinventés ; mais aussi chez nos ennemis, sur leurs îles artificielles et bientôt sur Mars. On ne voit plus que lui dans le cercle narratif du samar, au beau milieu du désert, ou auprès d’un foyer réconfortant, on ne voit plus que lui dans les théâtres, les salles de projection, les lieux de culte et ici même dans cette ancienne imprimerie où nous avons trouvé refuge ; et c’est encore lui qui se trame dans ces objets addictifs et souvent rectangulaires que sont nos livres ou nos écrans. On ne voit peut-être que lui, mais on n’y voit pas beaucoup plus clair.
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