Ils sont communistes, par conviction, par choix ou parce qu'ils ne l'avaient pas, ces sept membres d'une même famille, moitié russe, moitié allemande. On les suit sur cinquante ans et quatre générations qui défilent et nous parlent de l'automne. L'automne : de la vie, des illusions, des souvenirs, des sentiments et des ressentiments. On y vit et on y pense au passé. Au Mexique d'abord, où les grands-parents communistes s'étaient exilés dans les années trente (on pense à Trotski qui n'en rentra pas). Eux sont rentrés en 52 car le Parti avait besoin d'eux pour reconstruire. En URSS ensuite, car les fils s'y étaient réfugiés après la prise du pouvoir par les nazis. L'un des deux en est revenu avec une épouse russe. Il ya peu de place pour l'avenir et les rêves. Difficile de rêver quand on vit en Allemagne de l'Est, celle qui est du mauvais côté du Rideau de Fer. Les rêves offerts par le Parti ressemblent à de pieux slogans un peu fanés et, même si on y croit, on sait bien que les lendemains ne chanteront que pour les générations qu'on ne verra jamais.
Ils ont lutté, ils ont survécu tant bien que mal à la guerre, à l'exil ou au camp, ils ont construit ce qu'on voulait qu'ils construisent, se sont aimés puis peu à peu éloignés. Peu de rêves, peu d'espoir, des vies étriquées formatées par la guerre, les pénuries et dirigées par le Parti.
Ca va mieux, beaucoup mieux que pendant la Grande guerre patriotique comme on l'appelle en Russie, mais, au fond, ça ne va pas fort dans cette Allemagne d'après-guerre quand on est à l'Est. On s'ennuie, on fait attention à tout. Ce qu'on dépense, ce qu'on dit et ce qu'on pense. On regarde l'Amérique, si loin et si près, car derrière le Mur, comme le dit un personnage, c'est déjà l'Amérique. Plus tard, le Mur tombé, vient le temps des bilans, des renoncements, des déchirures et des souvenirs qui reviennent à l'occasion d'un anniversaire, d'un mot, d'un objet, d'une histoire que racontait une grand-mère ou d'une odeur en cuisine.
« Il faisait très clair dehors quand elle leva les yeux, tellement clair que c'en était douloureux. Les bouleaux avaient un éclat jaune, l'automne serait chaud cette année, bon pour les récoltes se dit Nadejna Ivanovna. A Slava, on faisait en ce moment les pommes de terre, les premiers feux fumaient, les fanes de pomme de terre brûlaient, et quand les fanes de pomme de terre commençaient à brûler, c'était le signe qu'il était arrivé de façon inexorable : le temps où la lumière décline. »
Au-delà du bel hommage rendu aux cinq générations du vingtième siècle, perdues dans cette partie du monde, à travers ces destins individuels aux trajectoires aussi modestes que tragiques, c'est l'émotion qui domine. Les rapports intergénérationnels sont particulièrement réussis et finement décrits avec des personnages très consistants. On s'attache à eux, la grand-mère russe en particulier ou sa fille, et, en tournant les pages, les souvenirs affluent, les leurs bien sûr, mais aussi et surtout les nôtres, ceux de notre enfance, adolescence ou jeunesse et c'est ce qui fait le charme et la réussite de ce magnifique roman, puissant déclencheur de nostalgie.
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L'ex RDA comme on ne l'avait encore jamais lue, et pour moi, le meilleur de la rentrée littéraire 2012 à ce jour !
Il y a d'abord Charlotte Umnitzer, intellectuelle communiste réfugiée au Mexique pendant le 3e Reich, qui décide de revenir en Allemagne en 1952 pour participer à la construction de la RDA et servir l'idéal communiste, accompagnée de son 2e mari, Wilhelm, hâbleur professionnel immédiatement mis sur une voie de garage, tandis que ses deux fils, Kurt et Werner sont déportés en Sibérie pour avoir critiqué le régime. Il y a Kurt qui revient seul du Goulag, après 20 ans passés en URSS, et accompagné de son épouse Irina. de retour de Sibérie, Irina s'échine à transformer leur maison en un cocon confortable alors que sa mère, Nadejda Ivanovna, également rapatriée de Sibérie en RDA, continue imperturbablement à fabriquer ses cornichons, que Kurt devient historien du mouvement ouvrier, et qu'Alexander, alias Sacha, leur fils, a du mal à trouver sa place dans cette famille marquée par l'histoire. Quant à Markus, le fils de Sacha, il se détachera très vite du mode vie est-allemand pour s'intéresser à l'OUEST
Il s'agit donc de l'histoire d'une famille sur quatre générations qui se retrouve en RDA au retour d'exil, Mexico pour les uns, l'URSS pour les autres, où ils commencent une nouvelle vie. Au-delà de la politique qui n'est évoquée que pour son impact sur leur vie familiale (plutôt important au demeurant !), il s'agit plutôt d'une mosaïque de perspectives et d'histoires fondées sur les points de vue des 7 principaux personnages, dans une chronologie éparpillée qui évite la monotonie d'une histoire linéaire. Une histoire pleine de faits, de douleur, d'idéologie, de drames, de ressentiment, d'humour aussi, mais exempte d'amour et d'affect, comme si le rouleau compresseur du totalitarisme avait anéanti les sentiments. Passionnant.
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Une intéressante saga familiale ayant pour cadre l'ancienne RDA. Mais pourquoi cette chronologie aléatoire, obligeant à se reporter régulièrement à l'arbre généalogique? Si le but était d'éviter la monotonie et de rendre encore plus chaotique la vie de cette famille, j'ai trouvé cela plutôt exaspérant. Dommage, car pour le reste les personnages sont attachants, le regard humoristique sur le contexte politique des anciens régimes communistes est vivifiant, et le texte, très proche des réalités quotidiennes et de la vie propre de chacun des membres de la famille, est très évocateur. le succès du livre en Allemagne n'est pas étonnant.
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Retour sur la RDA et sa fin. Un thème obsédant outre-Rhin – et, surtout, autobiographique pour son auteur.
Lire la critique sur le site : LeMonde
En Allemagne, où la mémoire est encore à vif, le premier roman d’Eugen Ruge est un best-seller. Dans une fiction au cordeau, il raconte l’histoire de sa famille est-allemande, du goulag à la réunification, en passant par la ville où on a tué Trotski.
Lire la critique sur le site : Liberation
Plus qu'une énième histoire d'Ostalgie écrite par un Allemand de l'Est à l'automne de sa vie, Eugen Ruge signe un livre universel sur le temps qui s'enfuit.
Lire la critique sur le site : Telerama
Toute son enfance, elle avait fait la queue pour avoir du pain ; toute son enfance, elle avait mangé des pommes de terre à moitié pourries (car il fallait toujours manger d'abord les pommes de terre à moitié pourries, si bien que l'on mangeait toujours des pommes de terre à moitié pourries) ; toute son enfance, elle avait attendu dès le début de l'hiver les premiers grands froids parce que le maigre cochon que grand-mère Marfa nourrissait toute l'année avec des épluchures était tué à ce moment-là -et sans tarder- quand la température extérieure de moins cinquante degrés lui gelait littéralement les pattes dans son abri fait de simples planches clouées.
Pauvre bête, se dit Irina.
Lui qui, douze années durant, à toutes les soirées, avait donné l'impression d'être une cane oubliée dans un coin, qui n'avait jamais pu lire le moindre panneau en espagnol et devait à chaque fois appeler Charlotte à la rescousse quand un policier lui adressait la parole, se présentait comme un grand connaisseur et amateur du Mexique, distrayant toute la tablée du capitaine avec des histoires véritablement étonnantes, et alors que, depuis sa période hambourgeoise -Lüddecke Import-Export -, il avait toujours parlé par énigmes et allusions, il n'avait pas tardé à convaincre tout le monde qu'il avait parcouru à cheval la distance entre les deux océans, avait attrapé des requins à Puerto Angel avec une simple petite embarcation et découvert tout seul le temple maya de Palenque enfoui sous la végétation - tandis que Charlotte trempait une biscotte dans une tasse de camomille.
C’est sur cette minuscule table que Kurt avait écrit toute son œuvre (…) dix ou douze ouvrages que Kurt avait rédigés seul – son œuvre occupait toujours une longueur d’étagère (…) : un mètre de science. Pour ce mètre de science, Kurt avait travaillé dur pendant trente ans ; il avait terrorisé sa famille pendant trente ans. C’est pour ce mètre qu’Irina avait fait la cuisine et la lessive. C’est pour ce mètre que Kurt avait reçu des médailles et des décorations mais aussi essuyé des réprimandes et même un blâme de la part du parti, qu’il avait marchandé ses tirages avec les maisons d’édition sans cesse aux abois par manque de papier, qu’il avait bataillé pour imposer des formulations et des titres, qu’il avait dû faire machine arrière ou parfois obtenu gain de cause à force de ruse et de ténacité – et maintenant tout cela était bon pour le REBUT.
Non, elle n'avait rien contre Catrin... mais en se disant aussi qu'elle ne comprenait vraiment pas ce que Sacha trouvait à cette femme... Bien sûr, ce n'étaient pas ses affaires. Et elle se gardait bien de faire ne serait-ce que la moindre remarque. Mais elle s'étonnait quand même qu'un jeune homme aussi bien de sa personne, intelligent, ne trouve pas une femme mieux. Actrice, paraissait-il. Il ne voyait donc pas que cette femme était moche ? Des genoux moches, pas de taille, pas de fesses. Et un menton, pour être honnête, qui faisait penser à celui d'un ouvrier de chantier. Elle avait de beaux yeux, ça on devait le reconnaître. Quoique, d'un autre côté : ce regard papillonnant, cette agitation dans les yeux quand on parlait avec elle... Cette femme semblait toujours être ailleurs, en train de réfléchir, avec fébrilité même; il y avait toujours quelque chose qui se passait dans sa tête quand elle était en train de vous sourire.
A Slava, on faisait en ce moment les pommes de terre, les premiers feux fumaient, les fanes de pommes de terre brûlaient, et quand les fanes de pommes de terre commençaient à brûler, c'était le signe qu'il était arrivé de façon inexorable, le temps où la lumière décline.
Quand la lumiere decline par Eugen Ruge aux editions Les Escales en librairie le 23 août
Le dernier Goncourt allemand par le Alexis Jenni berlinois. Odyssée familiale magistrale et voyage passionnant à travers l'histoire contemporaine, ce premier...