33 jours, 6000 kilomètres…un voyage tout au long de l'Europe, de son point le plus septentrional, à sa pointe la plus australe. Une Europe dans son sens longitudinal, entreprise à la verticale, des déserts glacés du Grand Nord finlandais aux reflets d'encre de la Mer Noire, de l'océan Arctique au golfe de Syrte, depuis Rovaniemi en Laponie finlandaise jusqu'à Odessa en Ukraine.
Superbe invitation au voyage que celle proposée par l'écrivain-voyageur italien
Paolo Rumiz, à la découverte de l'espace Schengen qui réunit symboliquement et administrativement les deux « Europe », de l'Est et de l'Ouest, depuis le déclin de l'empire soviétique.
Le long de cette mouvante et fluctuante frontière, le périple entrepris par Rumiz avec sa compagne Monika, s'est effectué en toute légèreté, de la manière la plus rudimentaire, comme une errance en dehors du temps : sac-à-dos, marche à pied ou utilisation des transports en communs, principalement le train mais aussi l'autocar, la péniche, l'autostop, plus rarement le taxi. L'expédition s'est faite au plus près des gens. Miraculeux hasard des rencontres, moments intenses de fraternité et de partage, merveilleux échanges entre individus qui, au terme de ces 33 jours à « zigzaguer sur la fermeture éclair de l'Europe », fera dire à Rumiz que ce voyage, véritable bain d'humanité, ce n'est pas lui qui l'a fait mais toutes les personnes qu'il a pu rencontrer, du pêcheur de crabes géant à l'éleveur de rennes, de l'écrivain solitaire vivant au milieu des lacs de Carélie à la vieille Liouba et ses chèvres en laisse, et des pèlerins, des moines, des contrebandiers, des paysans…principalement de braves gens prompts à offrir, à partager, à communiquer.
Et c'est un véritable bonheur que d'écouter le conteur triestin raconter cette virée en terre slave où la beauté des lieux, les paysages grandioses, l'auguste majesté de certains sites, succèdent aux rencontres insolites et tendres, aux moments d'euphorie ou de mélancolie, aux interrogations sur le devenir de cette vieille Europe qui se débat entre tradition et modernité, entre une jeune génération la tête emplie des étoiles illusoires de l'Occident et une vieille garde récipiendaire des vestiges d'un temps voué peu à peu à l'oubli.
Une Europe où le rideau de fer est certes tombé depuis plusieurs années mais où la séparation entre Est et Ouest est encore très nette, notamment dans les mentalités, si peu enclines aux échanges à l'Ouest et si ouvertes et hospitalières à l'Est.
Ainsi, c'est toute l'âme slave qui se découvre dans cette traversée, sa fougue et sa générosité, sa grandeur et sa rudesse, sa bonhomie bougonne et son sens du partage, « l'âme d'un grand peuple qui a souffert et aimé » mais qui se trouve happé depuis la fin de l'ère communiste par un capitalisme mortifère où tout se vend, s'achète, se ressemble, s'uniformise dans une morne lividité ennuyeuse. « L'Occident est l'endroit où le bâillement règne en maître. »
En triestin qui a vécu longtemps aux carrefours des influences par la situation géographique et le passé historique de sa ville d'origine,
Paolo Rumiz a cherché ce qu'était, dans l'Union européenne d'aujourd'hui, la frontière dite Schengen. Il a trouvé bien des lignes de démarcation, plus ou moins prononcées selon les états et ce n'étaient pas des frontières uniquement nationales mais plutôt de ces bornes invisibles qui séparent les hommes et les peuples entre eux, qui planent comme une menace diffuse et se propagent telle une ombre maléfique hélas bien réelle : pauvreté, mafia, nationalisme, religiosité exacerbée, migration des populations, disparitions des espèces…les barbelés sont loin pourtant la tension est souvent palpable.
Mais que d'aventures, que de rencontres, de paysages et de découvertes dans ce voyage aux confins de l'Europe !
Les étendues de neige et de forêts des territoires
De Borée, les mines de la péninsule de Kola, les lacs et les fleuves de Carélie, les lagunes et les dunes de Courlande… Finlande, Russie, Estonie, Lituanie, Pologne, Ukraine, serpentent en un slalom vertigineux aux côtés d'une multitudes de nations qu'on serait bien en peine de désigner sur une carte : Livonie, Mazurie, Polésie, Podolie, Ruthénie…des lieux périphériques gorgés d'ailleurs, des terres sauvages et méconnues, des « fusions d'ethnies » résumant l'immensité de ce que fut l'empire soviétique» : Mongols, Caucasiens, Sibériens, Grecs de Crimée, Circassiens…
Paolo Rumiz n'a aucun mal à nous entraîner à ses côtés dans ses belles pérégrinations où se déploie un incroyable éventail de panoramas, de lumières, de parfums et de visages. Il allie avec brio la beauté poétique et enflammé du style, la ferveur enjouée du voyageur émerveillé et curieux, la précision de l'entomologiste, le goût de l'observation du scientifique et le sens de l'anecdote du journaliste, pour nous faire naviguer avec bonheur tout le long de cette Europe verticale qui, au-delà d'une route jalonnée de rencontres denses et inoubliables, s'est aussi inscrite autour de deux mots clés, ceux-là même répétés par la vieille Liouba comme une litanie: « zemlya » et « voda », la terre et l'eau, symbole de genèse et de régénération, à l'origine de tout ce qui existe.
Terre et eau qu'il nous faut à tout prix protéger dans cette vaste Europe de la mixité qui unit et réunit des êtres qui « évoluent tous à l'intérieur de la même histoire, écrite il y a bien longtemps ».