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Critique de Presence


Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il comprend les épisodes 1 à 6, ainsi que la Sneak Peek, initialement parus en 2015, écrits par Mark Russel, dessinés par Ben Caldwell, encrés par Mark Morales, mis en couleurs par Jeremy Lawson.

L'histoire se déroule en 2036, aux États-Unis. 2 candidats sont en lice pour la Maison Blanche. Malgré les différentes promesses électorales faites aux industriels financeurs de campagne des différents états, ils n'arrivent pas à être départagés. Les lois ont un peu évolué. En particulier l'âge pour être président a été abaissé à 18 ans, et il est maintenant possible de voter par Twitter. Dans le même temps, une vidéo d'une jeune femme (Elizabeth Ross, surnommée Beth) est passée au stade viral sur internet. On la voit s'apprêtant à nettoyer une grille de cuisson dans un établissement de restauration rapide, et ses cheveux se prendre dans le broyeur du siphon d'évier. Contre toute attente, c'est elle qui est élue présidente, du simple fait de sa popularité dématérialisée.

Malgré la mort de son père (terrassé par la grippe féline, faute d'avoir pu se payer des soins par manque d'argent), Beth Ross accepte. Elle doit éviter de se faire embobiner par les intérêts d'industriels bien intentionnés (dépités de ne pas rentrer dans les sommes qu'ils ont investies auprès des candidats évincés), de se faire tirer dessus. Elle doit également composer son gouvernement et commencer à agir. Parmi les premières crises à affronter, se trouve une crise sanitaire : juguler l'épidémie du virus de la grippe féline, trouver un traitement et le rendre disponible et accessible à tous les citoyens.

Contre toute attente, DC Comics (dont Vertigo est une émanation) décide de publier cette série de politique fiction avec le logo DC, malgré son caractère adulte. Cela avait déjà été le cas pour les premières apparitions de Prez (alors un certain Prez Rickard, créé en 1973 par Joe Simon & Jerry Grandenetti) dont les aventures ont bénéficié d'une réédition en recueil : [[1401263178 Prez: The first teen president]]. le postulat de départ reste identique : un jeune adulte (18 ou 19 ans) accède à la présidence des États-Unis. Cette fois-ci, il s'agit d'une jeune femme (blanche quand même), avec des épisodes écrits par Mark Russell, satiriste mordant, auteur de God is disappointed in you, dessiné par Shannon Wheeler.

Le point de départ s'avère très ludique : enfin une personne nouvelle en politique va pouvoir dépoussiérer des pratiques qui semblent l'apanage de professionnels déconnectés du peuple qu'ils sont censés représenter. Qui plus est, Beth Ross est adulte (au sens légal du terme), mais n'a pas encore 20 ans, c'est-à-dire qu'elle est encore habitée par un idéalisme, pas encore la proie du cynisme qui vient avec les années. Pour autant, en soi, ce n'est pas un gage suffisant pour aboutir à un récit de politique fiction intelligent et débarrassé de démagogie réductrice, du type tous les politiciens sont pourris. Les auteurs mettent bien en scène des politiciens et des barons de l'industrie, mais pas de la même manière. Ces derniers sont représentés sont forme d'individus portant costard et cravate, mais avec une icône à la place du visage. Les auteurs indiquent ainsi qu'il s'agit d'incarnation d'une branche industrielle ou d'un lobby, plus que d'une personne. L'industrie de l'élevage porcin a droit à une tête de cochon, celle des laboratoires pharmaceutiques à une tête de chien tenant une seringue dans sa gueule, celle de l'armement à une bombe, celle du tabac à une tête d'ours, etc.

Les hommes politiques sont représentés comme de véritables individus, avec un vrai visage. Mark Russell les dépeint comme des personnes intégrées dans un système qu'ils ne maîtrisent pas, et dont ils sont plutôt les jouets. Par exemple, dans le cadre de la campagne politique pour l'élection, le sénateur Jay Thorn doit accepter de se soumettre à un vidéocast réalisé par 2 adolescents, sa responsable de campagne lui indiquant qu'ils disposent de 500.000 suiveurs. Il se retrouve à essayer de parler enjeux politiques et sociaux, dans le salon d'un des parents d'un des vidéocasteurs, alors que les 2 tapent son postérieur avec des raquettes de ping-pong pour faire de l'audience. L'autre candidat est dépeint comme maîtrisant toutes les ficelles du système et les utilisant pour générer des profits, dans une démarche capitaliste des plus franches.

C'est dans ce contexte que Beth Ross est élue à la présidence, alors qu'elle ne doit rien à personne. Ben Caldwell la représente comme une personne saine de corps et d'esprit, sans exagération de ses attributs sexuels. Elle sourit régulièrement de manière naturelle, sans volonté de séduction artificielle. Elle arbore différentes tenues au cours de ces 6 épisodes, sans adopter de formalisme particulier, sans provocation vestimentaire non plus. D'une manière générale, tous les personnages ont une apparence normale, légèrement simplifiée, avec de temps à autre une expression faciale un peu appuyée pour mieux rendre compte de son état d'esprit ou pour un effet comique.

L'artiste a la lourde responsabilité de concevoir un environnement d'anticipation (à 20 ans dans le futur) tout en restant visuellement cohérent. Les vêtements correspondent à une mode vaguement améliorée, sauf pour les costumes cravate qui restent identique à l'état actuel. Il y a quelques gadgets technologiques légèrement améliorés par rapport à 2016. Quelques éléments appartiennent plus au registre de la science-fiction : les drones distributeurs de tacos, un robot ours d'aide en fin de vie, les robots de défense et de sécurité et un avion.

Ben Caldwell réalise des dessins au dosage très particulier. Il sait construire une prise de vue, pour éviter l'accumulation de têtes en train de parler, par le biais de changement d'angle, l'élargissement du cadre, du déplacement des personnages et de leurs activités. Il faut en sorte que la narration conserve un premier degré suffisant pour raconter l'histoire, sans que les autres éléments narratifs ne prennent le dessus. Il se sert de l'infographie pour intégrer des écrans d'information, ou des bandeaux défilants en bas des écrans. le lecteur attentif peut ainsi repérer que l'un des personnages possède un exemple de God is disappointed in you, qu'un bandeau défilant évoque la sortie du film Aquaman IV, qu'un autre diffuse une information relative à Burnside (un quartier de Gotham), etc. En fonction de son envie, le lecteur peut donc s'amuser à déchiffrer ces messages (certains étant à l'envers, car vus à travers les écrans) ou les ignorer (sans perdre d'information essentielle pour la compréhension de l'intrigue).

Mark Russell fait entièrement confiance au dessinateur pour intégrer les éléments comiques de type visuel, sans les souligner par les dialogues ou une cellule de texte. Il peut s'agir d'un élément visuel évident, comme un robot de défense se parant d'une perruque blonde pour montrer l'éveil de sa personnalité. Il peut s'agir d'un affrontement physique entre 2 pandas au premier plan, pour montrer que tout est transformé en spectacle, sur la base d'un critère mignon déconnecté de tout sens. Il peut également s'agir d'une blague récurrente, comme les coiffures improbables et ambitieuses d'Amber, la présentatrice d'une émission mêlant débats et divertissement (plus le deuxième que le premier). Ben Caldwell intègre également les résultats des sondages en instantané sur la popularité des 2 intervenants en fonction de ce qu'ils racontent, pour illustrer des pratiques de divertissement déconnectées des enjeux bien réels.

Mark Russell concocte une narration intelligente et sophistiquée qui ne joue pas sur le divertissement facile et basique, flattant les bas instincts du lecteur ou de la populace. Il raconte son histoire au premier degré, avec cette jeune femme qui a la tête sur les épaules, peu d'illusion, mais une forme de naïveté découlant de son manque d'expérience. Il y a donc une progression narrative logique, commençant par établir les circonstances de son élection et ce qui l'a rendue possible (à commencer par les votes par tweet). Il y a ensuite sa prise de fonction et les tâches auxquelles elle s'attèle. Ainsi construite sur des fondations solides, l'histoire peut développer d'autres thèmes. le scénariste se tient à l'écart de la facilité qui consiste à décrire les politiciens comme étant tous pourris. Ils les montrent comme des individus participant d'un système dont ils sont autant les acteurs que les victimes (à commencer par ce pauvre chasseur de votes, obligés de se soumettre à la fessée par raquette de ping-pong).

Mark Russell s'attaque plutôt au système. Il peut effectuer des constats basiques : comment supporter que la populace soit prête à donner de l'argent pour le prochain chihuahua de Paris Hilton, plutôt que pour aider à financer le traitement hospitalier d'un malade (par le biais d'une appli appelée Sickstarter) ? le nom de Sickstarter (construit à partir de celui de Kickstarter, un site de financement participatif bien réel) est aussi démoralisant que plein d'espoir. Il est démoralisant parce qu'il souligne que la santé n'est pas toujours traitée comme un droit, et peut être réservée aux plus riches. Il est également porteur d'optimisme parce qu'il évoque la possibilité d'une aide participative pour chaque citoyen.

Le scénariste montre les effets de la dérégulation, par le biais de l'aménagement d'une loi sur l'implantation des abattoirs au profit de l'industrie porcine. Il se livre à un décorticage aussi savant que drôle sur la valeur en actions d'un laboratoire pharmaceutique qui augmente d'autant plus qu'il promet un produit efficace qui ne sort jamais. Il décrit la méthode de Fred Wayne qui a bâti un empire en concevant un algorithme d'écriture automatique. Des ordinateurs écrivent tous les textes possibles et imaginables, des êtres humains les lisant par la suite pour en extraire tout ce qui est intelligible (produisant ainsi l'ensemble des textes pouvant être écrits par l'humanité).

Mark Russell s'attaque également aux jeux de téléréalité prêt à tout pour l'audience, à commencer par l'humiliation et l'automutilation des candidats (une séquence terrifiante tellement elle est proche de l'existant). Il raille le principe qui veut que pour être plus en sécurité, il vaut mieux acheter plus d'armes. Il se moque des comportements débiles au nom de la liberté, par exemple au travers d'une association de défense des virus, au motif de protéger toutes les formes de vie. Il tire à boulet rouge sur l'hypocrisie du capitalisme. Il s'en prend à l'externalisation des prestations pour que l'entreprise garde les mains propres (il s'agit ici de l'externalisation de la torture pendant les interrogatoires, dans un centre de détention de supposés terroristes). Il a une dent contre les sociétés de service qui pressurisent leurs employés en décomptant leur temps de travail à la seconde près (le lecteur reconnaît immédiatement une société de vente en ligne imposant des cadences délirantes au personnel qui prépare les colis, dont le nom commence par ama et finit par zone). Il en profite au passage pour pointer du doigt l'exigence d'instantanéité du consommateur crétin et impatient comme un gamin.

Arrivé en fin de volume, le lecteur se rend compte qu'il a le sourire aux lèvres depuis le premier épisode, qu'il s'est pris d'intérêt pour les changements mis en oeuvre par Beth Ross, qu'il apprécie son bon sens pas partagé par tout le monde). La narration bénéficie de dessins agréables à regarder, intégrant de nombreux éléments sans paraître surchargés. le fond du récit constitue une charge contre le capitalisme et la manière dont le système social le perpétue et promeut ses valeurs de manière insidieuse, jusqu'à les rendre naturelles et faire croire qu'il n'existe pas d'alternatives au système de valeurs qui en découle. Les créateurs savent utiliser des composantes sociales à bon escient (comme les hacktivistes ou les nouvelles technologies, sans tomber dans la démagogie).
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