Ah, comme l'on devient exigeant vis-à-vis d'un auteur à l'origine d'un coup de coeur !
Après avoir été conquise par "
Le déclin de l'Empire Whiting", puis complètement enchantée par "
Un homme presque parfait" et "A malin, malin et demi", autant dire que je me suis conditionnée à attendre de
Richard Russo l'excellence, voire plus… Une attente qui a été une première fois déçue avec la lecture du "Pont des soupirs", mais qui ne m'a pas pour autant découragée…
Aussi, c'est vraiment confiante que j'ai abordé son dernier roman, par
ailleurs très motivée à l'idée de le faire dans le cadre d'une lecture commune avec moult camarades bloguesques.
Verdict ?
Eh bien… cela commence comme un roman de
Richard Russo.
Trois vieux amis débarquent sur l'île de Martha's Vineyard pour y passer un week-end dans la maison de famille de l'un d'eux. Ils ont soixante-six ans, ne se sont pas vus depuis dix ans. Ils se sont connus au moment de la guerre du Vietnam, dans la petite université du Connecticut où ils ont fait leurs études, et où il travaillaient tous trois comme serveurs dans une sororité du campus.
Lincoln, fils unique d'un petit homme dominateur et psycho rigide contrairement à ce que pourrait laisser croire son fantaisiste patronyme - Wolfgang Amadeus Moser – et d'une mère discrète et soumise, dorénavant défunte, a fait carrière dans l'immobilier à Las Vegas. C'est par
ailleurs un mari, un père et un grand-père comblé. Les retrouvailles ont lieu dans la maison qu'il a héritée de sa mère, et qu'il a l'intention de vendre, rompant la promesse qu'il lui avait faite.
Ses amis Teddy et Mickey eux, n'ont pas fondé de famille.
Le premier dirige une petite maison d'édition à l'agonie, spécialisée dans d'obscurs ouvrages religieux. C'est le personnage le plus complexe, et a priori le plus mystérieux du trio. Cet ancien fils (unique lui aussi) de profs trop investis dans l'enseignement pour faire grand cas de son existence, que son incapacité à la violence a toujours fait se sentir différent, est devenu un homme solitaire, sujet à des crises d'angoisse. A soixante-six ans, il ne sait toujours pas ce qu'il attend de la vie, ni ce qui le fait avancer ; il s'éparpille, fantasme sur le projet né de ce qui le consume de l'intérieur sans jamais parvenir à le cerner. Il sait juste qu'il ne court pas, contrairement à ses semblables, après le succès ou la reconnaissance, ce qui le rend comme anachronique, inadapté.
Le second, issu d'une modeste famille italo-irlandaise de huit enfants dont il était le dernier et le seul garçon, s'est à l'inverse épanoui dans ce qu'il a toujours voulu faire : jouer de la musique. Mickey, c'est le pilier de la bande, l'ami fidèle et droit dans ses bottes, indifférent à la politique et aux événements, franc et inaltérable. Ce sexagénaire qui écume les salles de concerts et bars nocturnes avec son groupe de rock pète la forme et déborde d'enthousiasme.
Voilà pour les présentations.
Elles sont en réalité incomplètes. Un autre protagoniste -et non des moindres- s'est invité sur l'île. Un protagoniste fantomatique, discret, mais omniprésent. Il s'agit de Jacy, ou plutôt de son souvenir, rendu douloureux par son absence. Jacy, la "D'Artagnan" du quator de mousquetaires que formaient les amis, fille de famille fortunée et pourtant libertaire, intensément vivante, électron libre avide de transgression, mais promise à garçon de son milieu, lisse et insipide. Jacy dont ils étaient tous trois amoureux sans avoir jamais oser l'avouer, que ce soit aux autres ou à eux-mêmes, et qui disparut sans laisser de trace à l'issue d'un autre week-end à Martha's Vineyard qui, quarante ans plus tôt, marquait la fin de leurs études et le moment où leurs chemins allaient se séparer.
Richard Russo entretient autour de l'énigme de cette disparition jamais résolue un suspense au départ subtil, qui se traduit surtout par la chape de silence qu'elle impose aux trois hommes tout en les obsédant, certains se repassant plus frénétiquement que les autres le film de ces derniers jours passés avec la jeune femme sans y trouver de réponse. Qu'étaient-ils alors venus chercher à Martha's Vineyard ? Voulaient-ils s'assurer, à l'aube de leur vie adulte, qu'ils avaient fait les bons choix ?
Mais les questionnements dont l'auteur ponctue son récit vont au-delà de l'énigme Jacy. Ces retrouvailles sont aussi l'occasion pour eux de s'interroger, a posteriori, sur les chemins pris ou au contraire sur les bifurcations délaissées, de s'avouer leurs propres fourvoiements, la mauvaise foi inconsciente qu'ils ont opposée à eux-mêmes pour justifier des choix qui n'étaient parfois que des pis-aller. L'occasion aussi pour certains de constater que les problèmes que l'on n'a pas osé régler ne s'effacent pas avec le temps, et de réaliser avec une sorte de recul amusé ce que l'on doit au souvenir de ses parents, à ces héritages intangibles qu'ils nous ont transmis.
Et c'est cet aspect du roman que j'ai préféré. J'y ai retrouvé le
Richard Russo que j'aime, subtil et sensible, empathique et drôle (bien que moins que dans "
Un homme presque parfait" et "A malin malin et demi" par exemple), mêlant avec intelligence individualités et contexte -social, culturel, historique-, décortiquant les mécanismes des relations qui lient ses personnages. Car lorsque dans une seconde partie, il délaisse l'analyse psychologique de ses héros au profit de la résolution de l'énigme, amenée à grand renfort de révélations, je dois dire que je ne l'ai pas vraiment reconnu. Pour le coup, l'intrigue en perd toute subtilité et bascule presque dans une mauvaise imitation de fin de roman policier, les lapins se bousculant pour sortir du chapeau…
Je ne regrette pas pour autant cette lecture, qui m'a une fois de plus fortement attachée aux héros que
Richard Russo a un véritable talent pour camper, faisant en sorte que l'on se sent proche d'eux même quand ils ne nous ressemblent pas. Et j'ai beaucoup aimé l'image de l'amitié que nous donne à voir ce roman, dont les protagonistes, au-delà de l'incontournable part de solitude dans laquelle enferme l'individualité, montrent ce qu'est l'affection dans le respect de l'autre, de son intégrité et de sa pudeur. J'avoue enfin que l'envie de découvrir le fin mot de l'histoire m'a fait, malgré tout, tourner les pages sans efforts…
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