"Ma spécialité, c'était les marines ; je m'extasiais à contempler la riche coloration de la mer, son agitation, les roches qu'elle baigne, l'horizon sans limites ; les plages où le soleil verse son or…Étudier ces spectacles, m'en pénétrer, y rêver, et reproduire avec le pinceau mon rêve sur la toile, quelle jouissance !"
Une femme ouvre le récit, ouvre l'aventure, ouvre le temps, qui en seigneur intouchable détache le lecteur du rivage, l'entraîne au large et le pousse jusqu'à la lointaine ligne d'ombre de l'horizon.
Un beau livre est un coffre plein d'un trésor : élan, surprise, dépaysement, interrogations, plaisir de lecture, il vous secoue comme le déferlement cadencé des vagues. Les pouvoirs de la mer sont comme les pouvoirs du langage, ils vous investissent et personne ne peut vous voler votre précieuse cassette.
Depuis la racine des prunelles, l'oeil est une longue vue ouverte, les mots tanguent : on est capable de voir de tous les côtés à la fois ici, là-bas, plus loin, derrière, dessus, dessous et on ne manque pas le moindre frisson de sens, d'émotions, les mille ambiguïtés du ressenti, les scintillements de l'écriture qui fondent le fantastique dans de délicieux et terribles intervalles de clair et d'obscur. C'est une embarcation immédiate avec ses marins dans une course d'insolence dont l'irruption du tragique approfondit la conversion des regards et enrichit considérablement la palette des émotions comme celle des âmes.
"La vague, à son reflux, se creusa tout autour des roches, où elle s'agrippait désespérément ; et s'abaissant, s"abaissant toujours, elle nous attira dans son enfoncement et nous rapprocha du péril. Alors, par une illusion d'optique, il me sembla voir grandir les deux monstres de pierre, les voir déplacer et soulever leurs assises pour s'élancer hors de la mer. On les eût dit animés, secoués par une respiration profonde et tumultueuse, et s'apprêtant à sauter sur nous ; leurs flancs hérissés devenaient noirs, au fur et à mesure que l'écume les abandonnait ; sur nos têtes, l'air s'assombrissait aussi. (…) Je sentais leur odeur sauvage, pareille à celle d'un vieux crustacé ; je ne sais quel maléfice, qui fascine et paralyse, se dégage des choses terribles. Nous étions tous là inertes et comme hypnotisés."
Une jeune fille, des marins, La Sainte Rite. Équipage si touchant, si finement observé, qu'il vous parle de son être le plus intime dans sa langue de marins : une histoire de mots, de matelots et de mers... "De la toile, de la toile, au risque de la voir enlevée ! Nous ne pouvons pas arriver, sans rien au grand mât. Moi j'y organiserais un foc en écharpe, comme aux barques de chalut !"
Il vous nomme aussi ses silences, ses craintes amères, ses désirs cachés, ses rêves enfouis.
L'auteur ne donne jamais le dernier coup de pinceau. Il drape ses personnages d'un souffle de vie ou de mort comme des tambours voilés de crêpe qui mènent sous les planches le combat d'un deuil.
L'eau, balance d'une perdition rythmée…
La confrontation soudaine à l'incommensurable crée une brisure temporelle, provoque une stupeur momentanée de l'âme, rendue incapable de raisonnement. le vertige de l'illimité, du corps en proie aux éléments fait éprouver à l'homme sa finitude. Telles sont les émotions décrites sous le vocable ressenties face à cette mer immense, aux corps sombres et irréguliers des vagues. On se croirait dans les tableaux d'Aïvazovski, Delacroix, Géricault, Turner, en proie aux dimensions dramatiques de l'océan, libérant l'énergie, explosant la peinture échevelée, sublime. Et on tremble à l'idée de n'être qu'entre la vie et la mort dans l'épaisseur d'une table de planches, de s'en remettre à la Vierge, à cette Rame de Vingt Pieds jusqu'à lui rendre grâce.
Opéra de nuit, opéra de jour en majeur, "La rame de vingt pieds" comme une proue de navire enracinée, bastingage aux jointures de rouille, inonde et traverse, soulève et emporte, enivre…Sarclant en profondeur ce qui n'est plus que le fantôme de la mer.
Anne Bolenne
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Ce matelot était de Blanes, comme tout l'équipage. Il devait avoir près de quarante ans, était grand, sec, blond, l'oeil rusé. On l'appelait Vado Sept-Pièces parce qu'il semblait fait de morceaux mal ajustés. Quand il marchait, ses bras pendaient, ballants, sa tête allait d'un côté à l'autre, et ses articulations jouaient comme des charnières trop lâches. On eût vraiment dit qu'il était désarticulé. Faute de hanches, sa ceinture de laine glissait continuellement en spirale jusqu'aux cuisses ; la visière de sa casquette virait constamment sur son front, allant d'une oreille à l'autre. Ce détail, je te l'ai fait remarquer, que les marins avaient en général une allure ferme et assurée, n'était pas vrai quant à Vado. Pour lui, c'était tout le contraire ; il ne cherchait pas à résister aux coups de mer ; il pliait, se conformait à tous les mouvements, se moulait sur toutes les ondulations. Avec cela, bon travailleur adroit dans le métier, actif à la manœuvre et leste comme pas un pour grimper aux mâts et aux antennes, avec l'agilité d'un écureuil.
Le soleil, à son déclin vers les sombres montagnes de Bandine, pâlissait ; il se cacha subitement derrière un petit nuage, puis il reparut au-dessous, avec des fulgurations rouges et brumeuses qui donnèrent à la mer, aussi rapidement qu'un frisson qui passe sous la peau, de vives teintes de carmin et d'or, d'une finesse idéale. L'air se saturait de cette odeur de mer, si bonne à respirer, suave exhalaison des eaux à l'approche des rivages ; la barque était immobile, comme à l'ancre ; aux plis flottants des voiles privées de vent, s'accrochait, en se jouant, la splendeur colorée du crépuscule ; le ciel, plus profond, plus pur, plus pâle à chaque instant, se préparait à la venue des candides étoiles.
Le malheur, c'est que les femmes ont toutes une case vide... On croit deviner leur goût, on vide sa bourse, et... bernique !... Je n'ai jamais pu en comprendre aucune. Allons ! A notre travail ! Les bateaux sont plus faciles à gouverner, Vado !
Mon père me l'avait dit cent fois : à la mer, ne se perd que qui désespère... il n'y a qu'à ne jamais se déclarer vaincu.