COLLAPSOBOBOLOGIE APPLIQUÉE
À tout seigneur, tout honneur : remercions pour commencer les vénérables éditions Buchet-Chastel ainsi que notre site bibliomaniaque en ligne préféré, l'incontournable Biblio.com, pour cet envoi réalisé dans le cadre d'une Masse Critique spéciale.
Avant d'entamer une chronique probablement assez rapide, il nous fallait préciser que nos lectures nous portent assez régulièrement vers ces genres que l'on désigne aujourd'hui bien souvent par les termes que voici : roman dystopique, post-apocalyptique (souvent désigné par son apocope de "post-apo"), parfois "anticipation" - qui a un peu vieilli mais que nous trouvions pourtant à notre goût -, plus rarement encore "contre-utopie", qui implique bien souvent une part non négligeable de descriptions et d'explications savantes, philosophiques, politiques d'où la part romanesque est généralement évincée ; de toute manière, ce genre qui fit les beaux jours des rayons des libraires de la fin du XIXè et du début du siècle précédent ne fait plus guère recette aujourd'hui. L'un des plus récent et parmi les plus remarquable est bien évidemment le fulgurant roman de l'américain Cormac Mc Carthy, La route qui, sans jamais faire dans la démonstration ni l'étude de thème fastidieux, est d'une puissance colossale, servi par un style souvent bref mais d'une étrange et souvent violente poésie. Mais il en existe bien d'autres.
Hélas, c'est un peu tout l'inverse ici. Reprenons depuis le début :
Nous sommes dans pas bien longtemps (fin 2022 pour être exact). "Cela" débute par un simple ouragan un peu plus fort que les autres, un peu plus destructeur et surtout atteignant la région la plus riche du globe : les côtes de la Californie. Jusque-là, rien que de très malheureusement (de plus en plus) commun. Sauf que... Sauf que l'effondrement tant craint (espéré ?) par certains, à commencer par ceux que l'on nomme désormais de ce néologisme plutôt bien trouvé, les collapsologues, est déjà en cours : les sommes à rembourser sont tellement faramineuses, les dégâts tellement incroyables, que le marché, jusque-là bon prince, les sociétés d'assurance, véritables hydres financières modernes, ne peuvent s'en sortir. Au Noël de cette annus horribilis, il est désormais clair que le système n'est plus assez résilient pour s'en sortir, malgré toutes les "réunions au sommet" de rigueur. Par effet domino, c'est l'ensemble des secteurs économiques puis sociaux et politiques qui vont être touchés, d'abord aux USA puis sur toute la planète, pour ne plus jamais pouvoir faire machine arrière.
La suite, c'est principalement à travers le regard - et la voix, dite ou scandée, à la manière, ou supposée telle, des bardes celtes : c'est une dimension essentielle du roman - de deux femmes que le hasard a réuni au moment où s'instauraient le pouvoir inique des "Frères Helvètes" (clin d’œil ironiquement renversé aux tristement célèbres "Frères Musulmans" ?), Barbara et Christelle, jugées pas assez purement suisses pour pouvoir rester au sein de la petite communauté (racialiste) des nouveaux dominants. Après un long voyage en Maramure - une région de Transylvanie à la frontière entre Roumanie et Ukraine, jugée par a priori écolo-bobo plus résiliente car moins atteinte par les assauts néfastes de la post-modernité : cela s'avérera plus un rêve qu'une réalité -, ces deux femmes, accompagnées d'un mari et d'une enfant pour l'une, de ses souvenirs pour l'autres, s'en reviennent à la Chaux de Fonds afin de tenter à nouveau leur chance dans la région de l'ancienne Suisse où elles avaient fait leur vie d'avant.
S'ensuit alors toute une galerie de portraits - hâtivement brossés et manquant bien souvent de profondeur - de ces survivants de l'après, de descriptions plus ou moins précises de ces micro-sociétés reconstruites bien souvent autour d'une poignée de "sachants" aux savoirs techniques et agricoles devenus immensément précieux (mais qu'on voit en réalité fort peu), ayant eu à lutter ou luttant encore contre des chefs de bande sans scrupule mais qui ont compris que ces petites expériences communautaires plus ou moins anarchisantes (dans un sens politique) sont leur principales sources de ravitaillement et qu'il est préférable de les contrôler, d'en limiter la propagation tout en les laissant vivre à défaut de ne plus pouvoir maintenir leur propre nouvel ordre, violent, brutal, raciste, machiste, intolérant mais généralement assez improductif. Chaque personnage croisé au sein de ces petites structures porte en lui son lot de drames récents, de désespoir mais aussi d'espoirs, de volonté de vivre et de reconstruire "autre chose", mieux, plus juste, plus solidaire, plus équitable. Chaque chapitre amène ainsi son lot de témoignages, d'expériences manquées ou sur le point de réussir, de ce petit groupe initial qui se fait et se défait au fil des pages, au fil des rencontres mais aussi des drames.
D'une construction très audacieuse autour de l'ordre alphabétique des prénoms des personnages croisés au fil du texte, abécédaire humain et humaniste au milieu duquel s'entremêlent plusieurs chapitres de "chants" - celui construit peu à peu par ces deux femmes - relatant le passé proche, le présent en passe de se reconstruire et du futur espéré malgré l'horreur d'un monde s'enfonçant peu à peu dans le chaos, l'ensemble, pourtant servi par un style très agréable, vif, facile sans être jamais simpliste, ne convainc pas. C'est alors qu'on se souvient que le roman est accompagné d'un bandeau : "lu et approuvé par Pablo Servigne" (les lecteurs de cette chronique pardonneront cette extrapolation. Ceci relève plus d'une interprétation très personnelle que de la réalité). Pourquoi en faire état ici ? Tout simplement pour la raison qu'il est évident que l'autrice de cette dystopie a lu, très à font, le fameux collapsologue. Ainsi que quelques autres, tel Dominique Bourg dont une citation de son Une nouvelle Terre - chroniqué par votre serviteur sur Babelio - dont une citation sert aussi de frontispice. Il est probable que mes lectures m'ayant déjà régulièrement porté vers ces rivages catastrophistes - mais possiblement réalistes -, l'effet de sidération qu'un tel roman pouvait provoquer sur votre humble serviteur s'en est trouvé irrémédiablement affaibli. Mais il y a aussi, et cela m'a paru vraiment insupportable, qu'il m'a semblé découvrir avec cet Après le monde, une sorte de copier-coller romanesque et théâtralisé (Antoinette Rychner est par ailleurs une brillante dramaturge) du désormais fameux Comment tout peut s'effondrer : Petit manuel de collapsologie à l'usage des générations présentes, et ses avatars éditoriaux successifs.
Sans aucun doute les intentions étaient-elles très bonnes et particulièrement ambitieuses, mais sans un certain recul, sans avoir bien pris le temps de mâcher et remâcher cette vision du monde à venir - tout à la fois terrifiante et pleine d'espoirs, même minuscules -, à vouloir aussi trop embrasser de thématiques - pêle-mêle : la violence, le racisme, le féminisme, la survie, les expériences politiques en milieu extrême, la culture et sa transmission, les rapports homme-femme, la féminité, le patriarcat, etc. Un feu d'artifice de thématiques bobos de très grandes villes, trop souvent ressassés et lassants -, Antoinette Rychner a pris le risque d'écrire un roman total, et s'est un peu fourvoyée.
Trop démonstratif, trop en surface, sans bien prendre le temps de pénétrer l'âme humaine à force de passer d'un portrait à un autre, guère convaincante dans les moments qui auraient dû se révéler les plus puissants, les plus forts tel le récit des périodes les plus dures. Ainsi, le lecteur prend le risque de voir défiler une sorte de catalogue collapso bien moins persuasif et suggestif - un comble - que les essais économiques, politiques et sociaux dont l'ouvrage s'inspire assurément. Il faudra par exemple attendre le troisième tiers du roman pour ressentir pleinement, sans filtre ni faux-semblants, une véritable peine humaine, en l'occurrence la douleur vécue par les parents d'une gamine qui se meurt d'une péritonite, par défaut de soins désormais inaccessibles... C'est long !
Lecture en demi-teinte, donc, pour ce récit intelligent (peut-être trop, dans une certaine mesure ?), trop prévisible, tellement gauche des beaux quartiers (par exemple la plupart des portraits sont ceux d'individus que l'on pourrait qualifier assez globalement de "CSP"... Alors qu'à un certain moment l'une des femmes de l'histoire reconnait que les survivants aux connaissances strictement pratiques sont franchement avantagés dans ce nouveau monde ! Mais où sont-ils dans ce livre, à part quelques fantômes croisés de loin en loin ?) et décidément trop démonstratif. On songe aussi à une suite ininterrompue de didascalies très développées. Si de telles notules sont indispensables à une mise en scène, elles sont loin de suffire à faire oeuvre. Même cette idée assez géniale de relater les chants presque intégralement au féminin en lieu et place du masculin grammatical habituel : l'idée est excellente mais finit très rapidement par n'être qu'un exercice de style dont on peine à voir le but, sinon que l'un prend la place de l'autre, et c'est tout. Une vraie déception tant j'aurais aimé apprécier un tel texte consacré à un sujet tellement crucial et dans une veine littéraire que j'apprécie tout particulièrement.
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