Hélène et Gabriel n'en pouvaient plus de l'interminable mois de mai.
Les foins l'occupaient entièrement sans autre horizon que celui de la charrette suivante. Faucher, retourner, vérifier l'état du séchage, entasser, craindre l'orage, charger, décharger... Lorsqu'ils fermaient les yeux le soir, s'affichait encore derrière leurs paupières l'herbe chaude qui luisait au soleil à perte de vue, ornant les flancs des vallons du Lauragais.
Les vipères et les couleuvres à la recherche des mulots, des campagnols, des souris ou mieux encore de leurs nitées, les insectes qui s'en échappaient étaient devenus des virgules quotidiennes auxquelles ils ne portaient presque plus attention. On n'en finissait pas de cette première coupe.
Aiguiser les dents de la faucheuse, les remplacer si nécessaire, ne pas se blesser lorsque les bœufs la tiraient - on se répétait tellement d'histoires de jambes sectionnées, de membres estropiés comme pour le père de Léonce, de vies saccagées par un caprice du terrible engin aux crocs de fer acérés - tel était le quotidien qui alternait avec le stockage.
Sur les trente-cinq hectares de la Borde Perdue, neuf étaient consacrés aux foins et fourrages et la masse totale sèche avait été estimée par les calculs savants de Léonce à un volume de près de trois cents mètres cubes. Ray-grass, esparcette, luzerne, sainfoin, trèfle exhalaient leur doux parfum végétal qui, au fil des jours et à force de trop le respirer, en devenait presque écœurant.
Leurs mains se couvraient au fur et à mesure d'épaisses callosités pour se préserver des frottements du manche de la fourche, les maux de dos venaient tirailler leur jeunesse jusqu'au plus profond de leur sommeil.
La métairie durant l’après-midi devint une sorte de ruche à moins que ce ne fût une fourmilière tant chacun s’évertua à rendre l’installation rapide. Les allées et venues entre charrettes et dépendances se multipliaient ; houes, sarcloirs, fourches trouvaient un emplacement dans la grange, les outils étaient remisés dans des casiers, des caisses ou compartiments de bois. Dans la maison, les lits déposés le matin reprenaient leur forme originelle grâce à leurs charnières rouillées avant d’être recoiffés de leurs paillasses élimées, la maigre vaisselle logeait désormais sur les étagères ou dans les tiroirs récalcitrants du buffet. (…) Grâce à l’énergie qu’elles déployaient, les piles de linge se reformèrent dans les armoires aux paumelles grinçantes ; elles y entreposèrent les vieux draps de lin, les torchons et quelques rares nappes. On n’entendait que le murmure sourd du linge qu’elles déplaçaient, empilaient et leurs pas légers sur le plancher. Les chenets, les trépieds dormaient à nouveau dans l’âtre, la boîte à sel à côté, tandis que les lampes à pétrole, les pots à épices ébréchés reposaient sur la poutre tout juste époussetée du manteau de la cheminée.
Germain avait bien remarqué que, depuis quelques temps, Louise n'affichait pas la légèreté et l'humeur joyeuse qui lui étaient devenues coutumières lorsqu'ils s'étaient installés à la Borde Perdue en novembre. A ce moment-là, le soulagement d'avoir quitté En Peyre semblait lui avoir donné une énergie nouvelle. Mais depuis quelques semaines, il voyait clairement qu'elle était comme perturbée. Elle s'agaçait plus facilement qu'à l'ordinaire, paraissait de sombre humeur et avançait, toujours le regard baissé, comme perdue dans ses pensées.
Germain avait d'abord mis cela sur le compte de la promiscuité. Ses parents n'étaient pas toujours faciles à vivre même si Louise savait se montrait patiente avec eux. Mais les excès d'Élia et Léonce lui pesaient peut-être, après tout, à la fin. Il avait aussi pensé que les jumeaux grandissant et la sollicitant moins, Louise dans cette nouvelle borde avait du mal à trouver de nouveaux repères.
Il aurait bien voulu lui en parler mais il s'en savait incapable. Parler de soi, c'était comme gravir une montagne, trop difficile.
Le vrai drame de Léonce se joua lorsque le ballet des camions amena sur le devant de la scène celui qui venait emporter les bœufs. Lorsqu'il y repenserait plus tard, il se dirait souvent que sa vieillesse avait pris corps ce jour-là comme si, d'un coup, elle s'insinuait dans son épiderme gagnant définitivement et en profondeur os et muscles.
Il s'était éloigné de la scène comme pour s'en détacher. Assis sur le petit muret de pierre, il n'en perdait pourtant pas une miette. Lentement, une à une, les quatre bêtes suivirent le plan incliné pour disparaître dans la remorque. Sa gorge se serrait un peu plus à chacun de leurs pas. De son mouchoir roulé en boule, il essuyait les larmes qui roulait sur ses joues burinées et empruntaient les sillons de ses rides pour regagner le sol plus vite.
Dans l’air humide, en suspension, flottait déjà la matière d’un hiver à venir, les premières particules d’une froidure presque palpable. S’il eût neigé à cet instant, bien qu’on fût tôt dans la saison, nul n’en eût été surpris. De temps à autre, le vent de cers agitait l’ensemble d'une rafale glaciale contenue par un ciel d’étain, uniforme et bas. Il s’ingéniait à se faufiler au travers des vestes de laine pour venir mordiller les épidermes. Serrant son col, Louise pressait le pas comme pour fuir ses assauts. En vain. Elle n’en surveillait pas moins les périlleux chargements surmontant les cinq charrettes. De temps à autre, elle se rapprochait d’un véhicule pour redresser une caisse, recaler un ballot de linge ou repousser une panière d’osier menaçant de chuter ; parfois elle levait sa main et ,d’un cri net, faisait stopper l’équipage pour tirer de toutes ses forces sur un cordage un peu lâche à son goût avant de la renouer ensuite en grimaçant.