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Citations sur Le crime selon Narpeking (7)

— Son manoir est déjà une curiosité… Vous allez voir. Il y a une tour en pierres noires assez haute et qui ressemble à un donjon… C’est sûrement là qu’il a installé ses machines connectées par satellite avec les Bourses du monde entier. Il s’y enferme jour et nuit comme s’il n’en avait jamais assez… Personne n’a le droit d’y entrer sans y être convié, pas même sa femme ou son bras droit !
Je n’ai pas surenchéri. Quand on interroge quelqu’un, il faut toujours lui laisser imaginer qu’on lui rend service en l’écoutant.
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Je suis également assez douée pour les tours de passe-passe. Vous soufflez sur mon poing fermé, et lorsque je l’ouvre, c’est le carnage, trois, cinq, vingt morts. Et personne n’a rien vu venir.
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Je suis un peu comme ces acteurs de théâtre ou de cinéma. J’ai besoin de préparer mon rôle, de puiser au plus profond de moi-même et d’y mettre à jour les sentiments les plus insoupçonnés. La différence avec les acteurs, c’est que je joue pendant des mois, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sans jamais baisser le rideau. Les enjeux sont autrement plus importants qu’au cinéma. Le moindre défaut d’interprétation et c’est l’hécatombe, du mauvais comme du bon côté.
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Mes doigts parcourent la vie des autres à travers des gants de soie, sans jamais pouvoir y laisser la moindre trace.
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26 décembre





Emilio a appelé à sept heures ce matin, avec une voix sourde, presque éteinte – peut-être avait-il peur qu’un membre de sa famille ne l’entende –, et je lui ai proposé de nous retrouver autour d’un petit déjeuner au restaurant de l’hôtel, une heure plus tard.

Bouffi, ses vêtements semblant trop petits, il m’a démontré, sans le vouloir, comment le manque d’exercice pouvait modifier la silhouette de l’un des pires tueurs belges que j’ai rencontrés.

Dès son arrivée, j’ai compris qu’il vivait cette entrevue comme une épreuve. Son front et ses lèvres perlaient comme s’il venait de courir un sprint. Bien qu’il fasse tout pour dissimuler sa nervosité, ses mains tremblaient d’une étrange manière et trahissaient sa méfiance à mon égard.

— Bonjour, Margaux, a-t-il fait avec ce petit air charmeur qu’il avait conservé après toutes ces années. J’espère que tu as de bonnes nouvelles.

Je n’ai rien dévoilé de mes intentions.

— Comme je n’étais pas venue à Anvers depuis longtemps, je me suis dit que je pourrais en profiter pour te voir.

— Tu as bien fait, a-t-il poursuivi, subitement rassuré, presque euphorique en apprenant que je n’attendais rien de professionnel de sa part.

Pendant que le serveur nous apportait de quoi nous sustenter, il m’a dépeint sa vie actuelle. J’ai profité de toutes ces mains qui ajoutaient cafés, croissants, orangeades et confitures sur notre petite table carrée, pour déplacer les verres et accomplir mon dessein.

Je suis également assez douée pour les tours de passe-passe. Vous soufflez sur mon poing fermé, et lorsque je l’ouvre, c’est le carnage, trois, cinq, vingt morts. Et personne n’a rien vu venir.

— Tu sais, les choses sont beaucoup plus simples pour moi, à présent. Je travaille dans ma petite boutique d’antiquités et cela me plaît beaucoup. Anvers est plus touristique qu’on ne l’imagine. Je travaille avec Murielle, ma femme, que je te présenterai à l’occasion, si tu me promets de garder son existence secrète... Elle est charmante. C’est le genre de personne qui sait transformer la monotonie d’une vie ordinaire en enchantement renouvelé chaque matin... Nous avons deux enfants, Emric et Jordan. Ils... Ils sont très mignons...

Il m’a regardée en affichant un air gêné que je ne lui connaissais pas :

— Personne ne sait pour... Enfin, tu sais, comme moi... Officiellement, j’ai toujours travaillé à l’étranger, mais avant je vivais en Israël... Je ne leur ai pas beaucoup menti. C’est vrai que j’y ai travaillé, mais pas vraiment dans le domaine des antiquités, comme tu le sais.

Il s’est mis à rire et puis il s’est arrêté net en constatant que je l’écoutais à peine.

— Tu travailles toujours pour...

— Évidemment.

— Je pensais que tu avais arrêté. Après toutes ces années... C’est si loin tout cela, pour moi. J’ai tiré un trait.

Je lui ai souri.

— Tu sais bien que ça n’est pas possible, Emilio. On n’arrête pas avec Narpeking. C’est Narpeking qui arrête avec nous. Le plan B n’existe pas. La vie est injuste, c’est tout.

— Qu’est-ce que tu veux dire...

Il a reposé sa tasse sur la table, bouche bée.

— Oui, je veux dire que ça ne fonctionne que dans un sens.

Il m’a de nouveau dévisagée comme si je lui étais soudain étrangère.

— Ce sont eux qui nous mettent ça dans la tête, mais on n’est pas obligés d’être ainsi, Margaux, a-t-il dit en lâchant sa petite cuillère sur la table. J’avais dix-sept ans quand j’ai commencé à travailler pour eux, tu te rends compte ? Dix-sept ans ! On n’est pas obligé de respecter un serment prononcé quand on n’a aucune idée de ce qu’il représente dans la durée ! J’étais un gamin !

J’ai préféré ne pas lui soumettre mon point de vue et rester évasive en observant les autres clients de l’hôtel.

Il a naïvement bu deux gorgées de son jus d’orange avant de poursuivre.

— Tu pourrais trouver un homme et refaire ta vie, vivre quelque chose qui t’appartient, construire quelque chose, partir à l’autre bout du monde et te réinventer, comme je l’ai fait... Tu es une jolie fille et... Pardonne-moi, mais tu ne parais pas du tout ton âge.

Mon portable a sonné.

C’était justement Johnny Marr, mon contact à Narpeking.

— Nous vous attendons à Rome demain matin, au café habituel, à neuf heures, m’a indiqué la voix d’un ton monocorde.

— J’y serai.

— Quant à Emilio Lepri, je compte sur vous...

— Évidemment. Considérez que cela est réglé.

Lorsque j’ai raccroché, Emilio m’a scrutée avec terreur.

— C’est... C’est pour ça que tu es venue ! a-t-il commencé à pester. Tu... Tu...

— Calme-toi, lui ai-je conseillé. Et parle moins fort, ça ne sert à rien d’ameuter tout le voisinage. Personne ne doit rien savoir... Je n’existe ni pour toi, ni pour personne.

Terrorisé, il a observé ma bague retournée.

— Ton alliance !

Je lui ai souri avant de retourner ma bague poison et d’en refermer le petit écrin.

Emilio connaissait mes habitudes depuis longtemps.

Nous avions été amenés à nous croiser lors de différentes missions, par le passé. Nous connaissons tous nos petites manies.

— Ce n’est pas une alliance, tu sais bien.

Je porte cette bague de temps en temps. Sa particularité est d’être aussi jolie que passe-partout. Il me suffit de la tourner pour qu’elle déverse son contenu dans...

— Le jus d’orange !

— Tu as tout compris, lui ai-je dit. Mais ça ne devrait pas être une surprise pour toi, Emilio. Je suis même étonnée que tu n’aies pas pris la moindre précaution avant de le boire... Tu as usé de ce genre de subterfuge des dizaines de fois, non ?

— J’ai... J’ai changé de vie et même de nom. Plus personne ne m’appelle Emilio...

— Je sais. On m’a communiqué un dossier complet sur ta nouvelle vie digne d’un sitcom. Quel ennui !

Il a élevé la voix.

— Vous n’avez pas le droit ! C’est du passé ! Alors, pourquoi me tuer, maintenant ? Qu’est-ce que ça va changer ?

J'ai lentement quitté ma chaise.

— Excuse-moi. Je n’aime pas les scandales. D’ailleurs, je dois m’en aller, j’ai commandé un taxi. Il ne devrait plus tarder.

— Margaux ! Je t’en prie ! Pense à ma femme et à mes gosses !

Les clients se sont retournés vers moi, se demandant sans doute ce que je venais de lui dire. Peut-être croyaient-ils assister à une banale dispute, à une rupture qui dégénère.

— Tu me déçois beaucoup, Emilio. Ton comportement est indigne de toi. Je t’ai connu avec plus de classe !

J’ai traversé le restaurant, puis le hall de l’hôtel, d’un pas déterminé.

— Aide-moi, Margaux, dis-moi quel poison tu m’as inoculé... Il doit y avoir un antidote...

Cet imbécile allait tout mettre par terre.

Je me suis arrêtée pour le regarder droit dans les yeux.

— Je plaisantais, tu penses bien. J’ai décidé de te laisser une chance. Il n’y avait rien dans ce jus d’orange. Je voulais juste que tu restes sur tes gardes, même avec moi. C'était une simple mise en garde.

Son expression crispée s’est soudain relâchée et il m’a immédiatement prise dans ses bras, des larmes de joie inondant ses joues.

— Merci, Margaux ! Merci ! Mille mercis ! Je savais bien que tu avais un cœur ! Je savais que tu étais une véritable amie !

J’ai trouvé ce contact physique soudain aussi désagréable que déplacé. Il m’a presque répugné.

Je l’ai immédiatement repoussé afin de poursuivre mon chemin, le laissant derrière moi, un peu hagard, ne comprenant pas mon attitude si ambivalente.

J’ai senti son regard qui me suivait pas à pas jusqu’au sas d’entrée de l’hôtel.

Il a vite dû comprendre que je l’avais dupé, simplement pour éviter ses effusions de désespoir ou de joie. J’ai horreur d’avoir à me justifier, je ne fais finalement que mon travail.

Fort heureusement, le taxi m’attendait déjà.

J’étais à peine montée et installée que j’ai entendu des enfants crier :

— Le monsieur est tombé !

Je ne sais pas de quel côté il était sorti, mais il gisait à présent sur le sol, tout près de la place Groenplaats, la face enfoncée dans la neige, mort.
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Comme à mon habitude, je suis descendue au Hilton de Groenplaats où j’avais travaillé comme femme de chambre dans ma prime jeunesse. Mais l’hôtel a subi les caprices de tant d’architectes d’intérieurs que je ne souffre d’aucune mélancolie recouvrant cette période.

Sur la place immaculée, des enfants confectionnaient des bonshommes de neige tout en se lançant quelques boules bien tassées. J’aime entendre leurs cris et leurs rires, voir leurs regards exaltés et innocents, envisageant l’avenir comme une constante découverte des plaisirs nouveaux.

La Belgique a toujours été l’un de mes pays favoris. J’aime son esprit rebelle, son sens de l’humour et son accueil convivial.

J’ai essayé d’appeler Emilio, mais il ne m’a pas répondu. Contrairement à moi, il a une vie, avec une famille, des enfants, un chien. Il doit trouver déplacé que je cherche à le contacter le soir de Noël. Peut-être l’ai-je effrayé. C’est normal, il sait ce qu'il encourt.

Il est vrai qu’avec la matinée passée dans les transports, j’en avais presque oublié que tout s’arrête le 25 décembre.

Après avoir arpenté les rues à regarder les vitrines de luxe, je me suis arrêtée dans la cathédrale. Je ne sais pas pourquoi j’y suis allée. J’ai lu la drôle de légende de Nello et Patrashe publiée sur un pupitre de plexiglas installé devant une toile. Un orphelin accusé à tort d’avoir mis le feu à un moulin se retrouve sans travail ni argent. Il termine son errance misérable dans cette église, la nuit de Noël, pour y contempler cette peinture intitulée « La Descente de la Croix ». Et alors le visage du Christ se serait illuminé et Nello et son chien Patrashe seraient morts, rappelés par la grâce de Dieu, libérés des souffrances terrestres. Beau remède que la mort.

Habituellement, ce genre de bondieuseries me laisse de marbre, mais, là, j’ai ressenti des frissons me parcourir le dos et le cou. Comme si un message divin m’était délivré dont je ne comprenais pas le sens. C’était étrange comme sensation.

Dans cette histoire, je serais plutôt celle qui met le feu au moulin, celle qui affame, celle qui tue, celle qui fait croire à de telles histoires, mais qui n’y adhère pas un instant, jamais !

Je me suis finalement enfermée dans ma chambre où j’ai commandé un peu de nourriture et une bouteille de Krug.

C’était ma manière de célébrer Noël, seule, sans personne à tuer, avec juste un peu de Krug pour me tenir compagnie. Au fil des ans, cette date s’est vidée de sa magie, de son insouciance, pour ne plus devenir qu’un jour gris comme les autres. Quand on n’a ni famille, ni amis, le sens même de la fête devient étranger. Seuls quelques artifices sauvent encore le peu de vernis qui brille sur cette existence.

Le cadeau, le vrai, sera pour beaucoup plus tard.
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Londres, 25 décembre





Avant de quitter la maison, j’ai pris un plaisir presque pervers à m’attarder dans la chambre luxueuse d’Helena Rosenfelt encore imprégnée de son parfum délicat. J’ai enjambé son corps agonisant, comme si elle n’avait finalement été qu’une figurante dans la chute de son propre monde.

Je regrette de ne pas avoir pris le temps de bavarder une dernière fois avec elle pour en garder un meilleur souvenir. L’ultime image que j’en conserverai, c’est ce moment où elle a craché sa décoction contre la migraine, sur le magnifique tapis persan du bureau de son mari :

— Ne me dites pas que vous... vous...

Ses yeux étaient si exorbités qu’elle en paraissait presque ridicule. J’ai remonté sa boîte à musique, celle avec le couple de danseurs tournoyant sur la mélodie de « Pour Élise » de Beethoven. Rien ne la détendait davantage que les airs de sa collection d’automates.

Pauvre femme.

— Marnie ! Répondez-moi ! m’a-t-elle ordonné, la voix tremblante.

— Je ne m’appelle pas Marnie, ai-je répondu, en arrachant d’un geste jubilatoire la perruque rousse que j’avais portée durant les douze mois passés.

Madame Rosenfelt était horrifiée. Je la trahissais une seconde fois.

Le personnage que j’avais créé ne m’était plus d’aucune utilité. Nous arrivions au terme de notre mission dans la banlieue bourgeoise de Londres.

— Gordon ! a-t-elle crié. Gordon ! Je... Je...

— Gordon est déjà mort, lui ai-je dit, et tous les autres aussi. Inutile de crier. Je lui ai administré une plus forte dose, je ne voulais pas qu’il souffre, j’avais de l’estime pour lui, figurez-vous. Fichez-lui la paix. Le téléphone est déconnecté et vos portables sont tous désactivés. Laissez-vous aller. Il n'y en a pas pour longtemps.

Comme Gilmour peinait à me rejoindre, j’ai traversé le premier étage à sa recherche, laissant la vieille femme réaliser qu’elle n’avait plus la moindre chance. C’est sans doute à ce moment, alors qu’elle voulait me suivre, son bras implorant levé dans ma direction, qu’elle s’est immobilisée avant de s'effondrer devant l’entrée de sa chambre.

— Margaux ?

— Ne m’appelle pas comme ça, Gilmour, pas maintenant, pas ici. On ne sait jamais... Personne ne doit savoir.

— Cette maison est maintenant un cimetière, tu peux me faire confiance.

Il tenait un jerrycan d’essence qu’il faisait couler négligemment sur les épais tapis de l’entrée et la moquette des escaliers en prenant garde qu’il ne l’éclabousse pas. Bien évidemment, c’est sur les corps qu’il s’est le plus attardé. Entre ses dents, un gros havane encore éteint attendait pour être allumé.

Il avait fière allure, maintenant qu’il laissait son rôle de domestique intérimaire derrière lui. Gilmour aussi avait été fantastiquement servile, courbant l’échine à volonté, patiemment, jouant son rôle de chauffeur personnel et de confident de fortune à la perfection.

À présent, il avait davantage la stature d’un aristocrate ou d’un homme d’affaires de haut vol, avec l’élégance et la classe étranges du mépris des autres.

Dans la chambre d’Helena Rosenfelt, les objets les plus précieux étaient à ma portée. Montres en or massif provenant de Old Bond Street, bagues montées de diamants inestimables, un authentique œuf de Fabergé, mais rien de ces trésors ne m’a tentée une seconde. Non, j’ai juste ouvert le dressing pour caresser ses visons que je trouvais si beaux. Même une femme qui déteste les horreurs de la chasse ou l’élevage cruel de ces petites bêtes ne peut que succomber devant la perfection des coupes de ces manteaux provenant des plus grands fourreurs. Là encore, les apparences sont trompeuses. Helena Rosenfelt était végétarienne. Les seuls animaux qu’elle ait jamais conduits à la mort lui servaient de faire-valoir dans les soirées mondaines, l’opéra ou ses fréquentes vacances en Suisse.

— Marnie, dépêche-toi. Il est temps de partir. N’oublie pas que tu as un avion.

Bien sûr que j’y pensais.

Je venais juste de passer un an de ma vie chez ces riches employeurs et je ne pouvais partir sans avoir fait mes adieux à ce décor flamboyant où tant de souvenirs allaient sans doute me poursuivre pendant quelque temps. Je suis peut-être une meurtrière, mais j’ai parfois mes instants de mélancolie, de doute, de peur.

J’ai pris l’une des fourrures et l’ai enfilée avant de me contempler dans les grands miroirs qui couvraient les hautes portes du dressing. C’est vrai que j’avais une plus jolie silhouette qu’Helena Rosenfelt. L’âge y fait beaucoup, la nature aussi.

Pauvre femme. Quelle mort terrible ! Mais avais-je le choix ?

Je n’ai fait que mon travail et son nom figurait sur ma liste depuis la première heure. Il ne pouvait en être autrement, elle devait disparaître avec tout son petit monde. Effacée. Oubliée.

J’ai laissé glisser son manteau le long de mes bras pour le regarder choir sur le sol, comme un simple peignoir de satin. Le véritable luxe n’est-il pas de n’accorder aucune importance à la vie matérielle ?

Je pense que c’est au moment où je quittais son bureau qu’Édouard Rosenfelt a rendu l’âme à son tour. Son crâne s’est écrasé mollement sur le tapis de laine et de soie, face contre terre, un filet de bave rougeâtre trahissant déjà mon forfait.

— Marnie ! C’est prêt !

J’ai poussé le vice jusqu’à allumer une cigarette au milieu des escaliers où les émanations d’essence commençaient à devenir entêtantes. Tant qu’à vivre dangereusement, autant le faire jusqu’au bout. Et puis, ici, pendant un an, je n’avais vécu qu’à jouer les discrète, ingénue, idiote parfois, toujours invisible parce que insignifiante. C’est la raison pour laquelle j’ai joui quelques minutes de ce retour de situation qui me laissait la part belle.

Dans ma vie vouée à effacer celle des autres, les moments où je suis moi-même sont rares ; rien d’étonnant à ce que je les savoure quand j’en ai l’opportunité.

On annonçait la neige depuis plusieurs jours, mais nous n’en avions pas encore vu le moindre flocon. Par contre, le froid polaire s’était déjà bel et bien installé.

— Tu as la démarche tranquille de quelqu’un qui part en vacances, m’a fait Gilmour en souriant, avant d’allumer son cigare. Tu comptes faire un dernier tour du propriétaire ?

— Non, c’est fait.

— Ta moto est là. Tu n’as qu’à appuyer sur le starter pour rejoindre la gare de Saint Pancras International.

Il m’a tendu son briquet.

— Je crois que c’est ton tour, cette fois.

J’ai scruté la haute bâtisse où tous les cadavres n’attendaient plus qu’un geste pour disparaître en fumée.

— Tu sais bien que je n’aime pas le faire, ai-je hésité. Tu as les documents ?

— Évidemment. Je les ai dissimulés dans un anorak plié dans ma valise, sous un ordinateur où une autre paperasse saura donner le change. À moins d’être réellement vicieux, il est pratiquement impossible de juger de leur importance... Nous ne nous verrons pas avant un moment, Margaux... Tu vas... Tu vas me manquer...

— Oui, je sais. Mais j’ai un autre petit travail qui m’attend déjà. Mais qui sait ce que l’on va me demander, cette fois...

— Johnny Marr ?

— Oui, comme toujours.

Il m’a lancé un étrange regard avant de me dévisager.

— C’était très agréable de travailler avec toi, Margaux. Tu... Tu es une femme extraordinaire...

Ses grands yeux brillaient à tel point que je n'ai pu soutenir son regard.

— Ne perdons plus de temps. La cavalerie ne tardera pas à arriver... Dix minutes tout au plus...

J’ai laissé ma cigarette tomber dans la petite allée en dalles de pierres et le feu a pris en un instant avant que tout ne s’enchaîne comme lors d’un spectacle de dominos parfaitement coordonné.

Le feu brouille les pistes, efface les indices, brise la vérité, lave, purifie, détruit tout ce qui traîne. C’est ainsi que nous agissons à chaque fois. Pas d’indice, pas d’histoire, pas de témoin. Rien. On tourne la page. Nous n’existons plus. Pour personne.

J’aime le bruit des incendies. Je m’y suis habituée, après toutes ces années à travailler pour Narpeking. Les vitres qui explosent, les rideaux qui flambent comme du papier Kraft, le bois qui crépite, le métal qui se tord dans des cris presque humains, les objets qui sifflent comme des théières affolées, la vaisselle qui pète, les corps qui cuisent. Ce tintamarre nous couvre, nous anoblit. Il nous offre une virginité sans cesse renouvelée. C’est toujours le même rituel.

— Adieu, ma belle Marnie... Fais très attention à toi... Et je ne sais pas comment te le dire, mais je...

— Joyeux Noël, Gilmour. Prends soin de toi, l'ai-je coupé, en chevauchant la moto de Gordon.

Je l’ai regardé pénétrer dans la limousine des Rosenfelt, arborant son costume de chauffeur, impeccable, insoupçonnable. On lui aurait donné le bon dieu et le secret de l’arme nucléaire sans sourciller.

À moi aussi, parfois.
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