L’ensemble donnait une impression de luxe puissamment installé et sûr de lui. « Cela fait cossu ! » dirait un jour devant Olivier cet invité admiratif, et l’enfant retiendrait ce mot sorti d’une bouche molle comme un œuf d’une poule.
- Que feras-tu quand tu seras grand ?
- Je travaillerai aux Papeteries ?
- Si cela te plaît, bien sûr. Mais tu auras peut-être envie de faire autre chose. Il faut toujours faire ce dont on a envie. Sinon, on le regrette toute la vie...
- Hmmm, mon oncle, fit vaguement Olivier.
- Et à part la papeterie, qu’est-ce que tu aimerais faire ?
- Plein de choses ! jeta Olivier.
Tandis qu’il ramassait les dernières miettes du tom-pouce, un cortège se formait dans sa tête, un cortège composé de tous les Olivier Chateauneuf qu’il portait en puissance : Olivier chanteur d’opéra (mais, tu chantes faux, lui disait sa tante), Olivier marin (tant pis pour le mal de mer), Olivier coureur automobile, Olivier boxeur, Olivier montreur de chiens savants (comme Vitalis dans "Sans Famille"), Olivier champion de tennis, et encore médecin, explorateur, cavalier, acteur...
- Plein de choses, mon oncle ! Je voudrais être... tout !
L’oncle Henri fit passer la flamme d’une allumette suédoise le long de son cigare. Il laissa le bout s’embraser, le regarda et tira la première bouffée. Sur la boîte, on lisait "Monte-Cristo Especial" et Olivier pensa au héros d’Alexandre Dumas.
- Vois-tu, dit l’oncle, l’ennui c’est de n’avoir qu’une vie. Et comme on passe toujours à côté de quelque chose, vient le moment où il faut choisir. En aveugle.
- Hmmm, Hmmm, fit Olivier.
- Pendant toute une partie de sa vie, on se dit : "Quand je serai grand, je ferai.." ou "Plus tard, je deviendrai...", et puis, un matin, en se faisant la barbe, on se regarde dans le miroir et apparaît une évidence dictée par le temps : "Quand je serai grand...", mais c’est maintenant que je suis grand, et je suis un marchand de papier, je ne suis pas un acteur, ni un chanteur, ni un auteur de théâtre...
Et, si tout va bien pour vous, les autres affirment : "Il a réussi !" alors qu’on n’a réussi qu’une chose, celle qui vous intéressait le moins, et manqué toutes les autres."
« Tu peux en manger une. Y’en a tant et plus… ». Il choisit un fruit pas trop gros, planta ses dents en pleine chair et avala tout rond un morceau qui le fit tousser. […]. Quand la partie comestible de la pomme eut disparu, il garda les déchets en main et, ne sachant qu’en faire, il finit par les manger.
Dans la cour, un violon ne cessait pas de pleurer en attendant la bienfaisante manne de sous troués enveloppés dans du papier journal. Après cet hommage, ou ce tribut destiné à le faire taire, il jouerait encore un air pour remercier les bonnes âmes.
page 79 Depuis déjà trois semaines qu'il se trouvait là, nul ne lui parlait de la rue Labat, de sa mère, de ses amis.On gommait sa rue comme un dessin au crayon et elle devenait floue. Bien plus tard, il penserait à un couvercle posé sur tout ce qu'il aimait et que les souvenirs seuls pourraient ressusciter. Et de nouveaux gestes marquaient le rythme d'une nouvelle vie.
- Olivier, Olivier ! Corvée de charbon !
Trois seaux noirs attendaient : un gros, cylindrique, qui contenait un chargement énorme, deux autres, coniques, avec un bec arrondi pour verser directement dans le foyer.
La cave : lieu redoutable où un ignoble fil d'araignée vous collait au visage,où l'odeur de moisi vous prenait à la gorge, où le suif de la bougie vous coulait sur les doigts.
Les visites à la bibliothèque municipale, les commissions, les courses pour les papeteries lui fournissaient des possibilités de randonnées parfois abusivement prolongées.
-Madame :! il est rentré à "pas d'heures" disait Blanche. page214
Et puis, il gardait toujours, cachées au fond de lui, tant de peines, de détresses, de peurs qui s'éloignaient parfois dans la suite des jours et qui ne demandaient qu'à resurgir pour l'étreindre et lui donner l'envie de ne plus exister !
"Je me souviens...", dit l'homme dans son âge mûr, puis il sourit, tire sur sa pipe, regarde voler un oiseau. Une chansonnette exprime toutes les pensées de tous les philosophes de tous les temps:Rien ne rempla-aceu, Le temps qui pa-asseu.
Si lointaine était ma rue.
Quand vint l'automne, ses ors et sa mélancolie, je vivais déjà dans un autre univers. Enfant feuille morte, à tous les vents j'étais soumis. Passaient les jours, les semaines, les mois. Enfermé dans mes draps de solitude, je vous appelais, Bougras, Mado, L'Araignée, tous les autres. Vous ne me répondiez pas, vous aviez quitté ma vie, et toujours une question me rejoignait, simple comme la complainte du trouvère : Que sont mes amis devenus?
L'enfant s'était réfugié près de la baie vitrée, derrière un pan de l'épaisse tenture de velours gris-vert. Là, sous le dais formé par les feuilles cirées de deux philodendrons, le front contre la verrière, il trouvait la protection illusoire d'un lieu en retrait du grand appartement.
Quand on prononçait des mots comme voyou, grossièreté, quand il entendait "rue Labat" sur un ton méprisant, quelque chose en lui se révoltait, mais ne parviendrait-on pas à le persuader de son indignité et toute sa vie n'essaierait il pas de se justifier de ses fautes dont nul ne l'accuserait?