C'est Chesterton qui disait que le fou n'est pas celui qui a perdu la raison, mais celui qui a perdu tout sauf la raison. Juan Pablo sombre dans la folie et nous le raconte follement. Pour chaque situation donnée, il ressasse sans cesse les scénarios possibles dans sa tête et fait ainsi pâlir d'avance le seul de ces scénarios qui s'avérera réel, parce qu'il aura été épuisé avant même de se réaliser, et qu'il ne peut servir qu'à engendrer des possibles à son tour. Les événements n'existent que comme éventualités mentalisées, et lorsqu'ils prennent place dans le monde, leur arrivée est comme vidée de son poids, et ils ne peuvent qu'à leur tour créer de nouvelles éventualités sur lesquels poursuivre l'investigation.
La psychologie de Juan Pablo ne vaut qu'en tant qu'il se trouve toujours en deçà des évènements. L'objet même de la narration est l'acte de narrer ; ou, plutôt, l'écart « insensé » entre la narration et ce qu'on nous dévoile des évènements qui suscite, et que suscite également, cette narration. Juan Pablo s'agite beaucoup plus distinctement dans les moments où il est en pleine rumination — c'est d'ailleurs ce qui compose la plus grande partie du récit ; le fait de se remémorer ses pensées au milieu des évènements, d'y en ajouter de nouvelles, et de justifier et les anciennes et les nouvelles, enlève à l'événement extérieur évoqué sa signification, nous le rend secondaire, presque futile. Les évènements, pris entre pensées et pensées, n'offrent qu'une sorte d'illustration pâle de ce qui se joue à l'intérieur — exception faite des dialogues accusateurs entre Juan Pablo et Maria, où celui-ci extériorise finalement son démon et invite Maria dans l'enfer mesquin de ses pensées. La rencontre entre la solitude raisonnante de Juan Pablo et le monde extérieur — et pas n'importe lequel : la communion entrevue avec Maria — ne se produit que par le ressort de la cruauté amoureuse, par la bassesse : le meurtre, évènement extérieur, ne vient qu'entériner ce qui est encore une fois mental. Tout ici est narration que l'on se fait à soi — l'ouvrage que Juan Pablo écrit aura pour lectorat privilégié Juan Pablo lui-même.
À ce titre, la trame romanesque du Tunnel ne peut se hisser en définitive à la température élevée de ses passages purement intérieurs, puisque l'efficacité du récit, le mouvement d'ensemble, repose dans une sorte de déception folle : inadéquation de l'intérieur et de l'extérieur. Qu'on parle, en quatrième de couverture, de « solitude de l'homme moderne », ne nous dit carrément rien du roman de Sabato, qui est échec de communication concerté puis regretté — donnant le premier élan à une réécriture minutieuse et « insensé » des évènements. L'intérieur et l'extérieur ont leur violence propre, qui n'arrive jamais à se mêler comme on l'entendrait ; l'intérieur veut prendre le pas, puis se voit déçu de l'extérieur qui traîne la patte : c'est ainsi qu'on abat tout lien. Alors, et seulement alors, peut-on parler de solitude ; mais si on n'évoque pas tout ce qui mène à la solitude, et ce qui nous y confine, alors à quoi bon la mentionner tout court. Que les causes en soient transparentes ou voilées importe peu, l'esprit peut très bien en trouver de nouvelles qui soient à sa mesure : c'est ainsi qu'on jette la clé.
Il est évident que Sabato aurait pu pousser la note davantage, et aurait dû nous offrir encore plus de saillies, nous couper la respiration et nous empêcher de lire au premier degré les mots : crime, amour, jalousie, — alors que c'est un drame de la conscience qui s'offrait à nous. On pense à La Douce de
Dostoïevski, ou à ses Carnets du Sous-Sol, mais ce dernier est difficilement assimilable à la seule narration, et dans les deux cas, chez
Dostoïevski, l'affect qui transporte l'écriture en est tout différent, si l'effet s'en rapproche. À la différence des hommes souterrains de
Dostoïevski, Juan Pablo ne souhaite jamais véritablement prêter le flanc, ne s'abaisse jamais réellement, ne doute peut-être même jamais vraiment ; s'il doute, c'est qu'il met en scène son propre doute pour mieux développer ses justifications, sorte de mauvaise foi cartésienne. Ses manoeuvres mentales visent une sorte de rachat par la logique, ou visent plus singulièrement à se débarrasser du besoin de se racheter, mais devant autrui (le lecteur) — prolongeant même dans sa prétendue négation le besoin pressant d'approbation. D'où qu'il semble sans cesse se relire, voulant prendre le pas sur le lecteur, ou accompagner sa lecture, lui dire le seul sens possible à tirer de ses paroles. La façon d'adresser le lecteur éventuel dans les Carnets du Sous-Sol est en tout point différente, plus ironique, moins anxieuse, moins pressante, plus ridicule, plus proche de l'humiliation. Si le narrateur du Tunnel semble parfois chercher à se montrer sous le pire jour, il ne s'abaisse finalement que pour pouvoir dire qu'il le fait, avec la même modestie vaniteuse qu'il décrit au Chapitre II. (Il est d'ailleurs significatif que les premières pages du récit de Juan Pablo soient à ce point empreintes de lucidités, comme si le simple fait de raconter faisait perdre la tête à celui qui raconte.) Il ne lui est pourtant pas possible de se sortir, par la parole, de ce qui en est le résultat : son échec. Et c'est là que la comparaison avec les récits à la première personne de
Dostoïevski semble pertinente : comme
le Tunnel, ils font de l'échec à communiquer une sorte de réussite littéraire amère.