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EAN : 9782843083778
324 pages
Editions de Lodi (24/12/2002)
3.39/5   703 notes
Résumé :
Non.
Que lire après Justine ou les malheurs de la vertuVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (64) Voir plus Ajouter une critique
3,39

sur 703 notes
J'ai relu Justine, mais c'est pas ma faute, M'dame, c'est la faute à Arte.
Blague dans le coin, Arte diffuse ces temps-ci une série de documentaires remarquables sur les livres et écrivains "chauds", des Liaisons dangereuses à Lolita, les réactions et les incompréhensions qu'ils ont suscitées. Jetez-vous sur les replay tant qu'ils sont disponibles.
Concernant Sade, outre les thuriféraires habituels, Michel Onfray détonne en disant en gros que c'est juste une ordure qui écrit des horreurs. Alors j'ai voulu me rendre compte.

Mais parlons de la forme d'abord : c'est un bonheur. Sade écrit dans un très beau français classique, peuplé de jolies formules délicieusement surannées (par exemple, "ayez pour agréable de me donner votre dernier mot" à quelqu'un dont on attend une réponse, c'est joliment dit, non ?). Avec parfois des phrases un peu longues, que ce soit dans l'exaltation des ébats pornographiques ou celle des débats philosophiques.

L'histoire, racontée par la protagoniste éponyme lors d'une longue nuit à l'auberge, est en fait risible. Pourvu que l'on ne soit pas rebuté par la crudité des descriptions sur les horreurs infligées, c'est même à se tordre. Soit Justine est une gourdasse intégrale, soit elle finit par aimer ça (ce que Sade nous suggère subtilement vers la fin, en fait). Sa constance à se jeter dans les antres les plus infâmes en suivant aveuglement ses tortionnaires nous laisse pantois. L'expérience venant, elle se dit souvent que c'est un peu louche, mais pas certain, alors qu'a-t-elle à y perdre... et pan! ça rate pas, ça recommence. La fin est un grand moment de n'importe quoi, Sade se moque ouvertement du monde, sans parler de la pseudo-justification de l'ouvrage en introduction et conclusion : cette litanie des malheurs de Justine serait écrite pour nous convaincre d'épouser la vertu !

Venons-en au sujet de ma critique : les échanges contradictoires entre Justine (la vertu outragée) et ses tortionnaires (la justification de leurs actes), dans lesquels Sade expose des idées formidables, mais aussi d'autres quand même bien moisies.

La principale défense des libertins, c'est que s'ils aiment violenter, c'est que la Nature (avec sa majuscule systématique) les a faits comme ça. Et ce serait donc vain de lutter. La civilisation ou la religion et les interdits qu'elle génèrent, les bonnes moeurs et les comportements acceptables... ne sont que des erreurs, leur relativité à travers les lieux et les temps en atteste. Il y a dans cette part des dénonciations audacieuses. Il y a une formidable liberté vis à vis des conventions, jusque dans la liberté de ton. le sort fait à la religion est violent. En gros : vu l'état du monde, soit Dieu n'existe pas, soit c'est une ordure ; le paradis et l'obligation de comportement vertueux qui en découle ne sont donc que des fables pour les faibles.

C'est là que ça devient douteux : le droit inaliénable des forts à exercer leur force sur les faibles est une constante justification. Quand on rapproche cela de la naissance de Sade et de ses agissements, on peut quand même penser que ça craint. Parce que ce n'est pas pour ses idées qu'il a fait de la prison : ses fredaines devenaient plus que gênantes, il était grand temps que sa belle-mère le fasse enfermer. Et sa reprise des idées du siècle des Lumières est très orientée.

Reste que c'est un bouquin formidable, parfois désopilant (la "carrière" de Juliette, celle qui a choisi le vice, brossée en deux-trois pages, est un moment fort), parfois émoustillant, et souvent fascinant. Qui mérite bien de ne pas être jeté en quelque enfer, quoiqu'en pense Onfray.
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Justine c'est le roman idéal pour comprendre ce qu'est Sade. Sade proscrit, vitupéré, condamné, emprisonné. Dans "Justine" il y a de la violence, du sang qui coule à gros flots, des pratiques immondes de la part d'êtres monstrueux qui déchainent une cruauté au-delà de tout sur de malheureuses créatures livrées à leur désirs les plus vils. Il y a de pauvres filles maltraitées dans des conditions qui dépassent nos pires cauchemars par des nobles soudards, des chevaliers menteurs, des moines libidineux, des notaires sans scrupules, des brigands sanglants. Il y a des fouets, des crochets, des chaînes. Il y a tout cela et bien pire encore. Pour qu'on n'oublie pas une seconde que c'est un livre du Marquis de Sade qu'on est en train de lire.
Mais il y a surtout un homme libre.
On découvre un homme qui pense, qui s'indigne, qui s'interroge sur son époque et ses excès, sur le système politique dans lequel il vit, sur la condition faite à ses contemporains. Un homme que révoltent l'injustice et les inégalités de la société qu'il a sous les yeux, un homme qui n'accepte pas que certains aient tout quand d'autres croupissent dans la misère, un homme qui crie et continuera de crier tant que tant de ses semblables connaîtront le malheur et la souffrance. Un homme qui rêve de liberté, de justice, de démocratie.
Il y a le fouet, les crochets, les chaînes, etc, certes. Il y a des scènes dont la cruauté inimaginable vous soulève le coeur. Et pourtant, celui qui a décrit ces scènes ignobles est un vrai humaniste, un vrai penseur du siècle des Lumières.
Alors on l'a combattu, emprisonné, enseveli dans les pires bastilles au motif de sa lubricité, en réalité pour le faire taire et l'empêcher de répandre des idées aussi dangereuses et mettant en jeu l'équilibre du monde.
Ma vision d'un marquis de Sade humaniste et victime heurtera certains - alors lisez "Justine", au-delà des fouets et des restes de mauvais romans pornos.
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Justine est orpheline à 12 ans. Elle fait le choix de la vertu. Sa soeur Juliette, 15 ans, suit la route du vice et ses petits arrangements.

Dans le monde de Justine, les ogres sont bien intégrés. Ils portent des beaux costumes, ils ont une belle situation et beaucoup de relations. Bon, en fait, c'est comme dans la vraie vie...

Sauf que chez Justine, le soleil brille peu sur la vertu : son chemin ne passe qu'au milieu de prêtres ignobles, de bandits sanguinaires , de notables sodomites ou de nobles parricides qui n'ont d'autre but que de jouir des effets de leur cruauté sur notre héroïne et ses soeurs de malheurs.

Sur son chemin de croix, Justine se voit proposer le choix du bien ou du mal. Elle choisit toujours le bien et le respect de l'autre et s'en trouve invariablement punie tandis que le mal prospère.

L'histoire de Justine a accompagné Sade durant toute sa carrière littéraire. Il en délivra trois versions. Celle présentée ici est la seconde. Elle est moins crue que sa troisième édition parce qu'elle bénéficie du vocabulaire châtié de Justine.

Sade n'a pas donné par hasard son nom à plusieurs langues pour décrire cette perversion sexuelle qui pousse quelqu'un à prendre du plaisir dans la souffrance de l'autre : il a lui même pratiqué un peu tout ce qu'il décrit. Notre pardon ne va à lui que grâce au temps, avec lequel on sait maintenant que va, tout s'en va : strangulations, saignées, pédophilie, morsures de chiens, que notre petite Justine subit, de même que tout ce qui a pu germer dans la longue vie du crâne puant du divin marquis.

Les contre-valeurs développées par Sade sont tranchées : égocentrisme et athéisme. Individualisme forcené. Epoque oblige, le parti de l'auteur n'est pas clairement énoncé, et Justine les traite sans cesse en sophismes, visant le bonheur dans un autre monde.

La qualité de l'écriture de Sade réduit à rien les 200 ans qui nous séparent de la conception du roman. Il envoie Bram Stoker et de quelques auteurs du début du 20ème dans des oubliettes poussiéreuses pleines d'un style désuet. Sade écrit bien. Son matérialisme exacerbé est parfaitement présenté et son traitement suscite toujours la controverse (voir critiques des babelionautes).

Justine ou les malheurs de la vertu est donc une très grande oeuvre immorale, d'une lecture très agréable. Quand au marquis, il a sans mérite échappé à la mort et fini chez les fous. Son âme ne connaît pas de paix : on l'a exhumé. Son crâne a illustré des conférences dans plusieurs pays. On lui prête des pouvoirs magiques. Il circule peut être -sûrement- encore quelque part, et il fait toujours l'actualité (Le Dernier Crâne de M. de Sade ; Histoires Chûchotées à Justine, etc)
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Le Mystère du billet froissé

En 1942, le biographe de Sade, Pierre Dommage, reçoit un billet, très court et dans un état lamentable, que l'expéditeur inconnu prétend être écrit par le marquis de Sade. L'écriture est minuscule pour tenir sur 10cm sur 15, presque illisible, semblant être rédigée dans la précipitation, pourtant selon les experts graphologues à qui le biographe montre le billet, tout concorde pour l'attribuer au marquis de Sade : l'écriture empâtée et irrégulière, presque frénétique, le type de papier correspondant à celui utilisé par l'auteur (une date figurant sur le revers avec le nom de son destinataire, le comte Dubois, permet de connaître sa date exacte et de le comparer avec des lettres écrites et des manuscrits de la même époque). le destinataire, dont la famille aurait retrouvé cet unique exemplaire et l'aurait détenu pendant un siècle, était de la petite noblesse, avait suivi les errements de l'époque comme une feuille ballottée par le vent et c'était incroyablement enrichi tout au long de sa vie profitant des incessants retournements de pouvoir. Tout laisse à penser que le comte Dubois avait connu l'écrivain à Paris en 1776, sinon avant ; une proximité qui expliquerait la nature familière du ton employé par l'auteur de Justine.

Pierre Dommage aurait pu porter peu d'intérêt à l'authenticité de ce billet, toutefois les informations qu'elle livrait sur son auteur étaient d'une nature telle qu'il était crucial pour lui que ce qu'il tenait entre les mains ne soit pas un faux. Dommage avait en effet toujours trouvé étonnant qu'un libertin aussi affirmé que le marquis de Sade prenne le parti d'une victime comme l'était Justine, au lieu de ses tortionnaires. Il lui semblait à la fois qu'il devait être plus compliqué, mais aussi moins efficacité, moins conforme à la « morale » de Sade, de se mettre à la place d'une jeune fille venant à découvrir sur son parcours les pires horreurs possibles. Si son intention avait été de défendre les étranges moeurs qu'on lui prêtait, pourquoi aurait-il pris le risque de les montrer à travers les yeux de la plus inoffensive des créatures ? Et ce billet non signé, écrit en hâte, apportait une réponse à ses interrogations.

Le biographe juge l'authenticité de ce billet trop incertaine, et préférant ne pas suivre l'avis des experts graphologues, laisse dans sa biographie, « Sade l'assassin », la question en suspens.

C'est seulement vingt ans après qu'on reparle de ce billet dans le bimensuel SM « Salaud, masochiste ! » aujourd'hui disparu. Il est présenté alors comme sans contestation possible écrit de la main du marquis. D'autres experts depuis (historiens non sadiques) estiment que le texte est « incontestablement un faux », son seul tort pourtant semble d'avoir été publié dans un journal SM. Les spécialistes de Sade connaissaient pourtant bien le bimensuel pour y avoir publié des articles comme en attestent les numéros 14, 16, 23, 42 et 54, les seuls que j'ai pu me procurer ; certains ont même prétendu que Pierre Dommage évoqué dans l'article de Salaud, masochiste ! était passé à la postérité plus pour ses aptitudes à jouer de la croupière dans certains milieux libertins que pour la reconnaissance dont il pouvait jouir auprès de ses pairs historiens ; quand pour d'autres experts sadiques, Dommage ne pouvait être qu'un nom prédestiné au canular (Pierre Dommage n'est par ailleurs l'auteur que d'un mémoire sur les grandes défaites françaises de l'ère contemporaine).

Depuis, le billet en question a disparu, la veuve de Dommage dit l'avoir remis à son notaire dijonnais qui n'en a pas souvenir, et le numéro 58 de Salaud, masochiste ! étant épuisé, c'est dans la revue littéraire américaine « The New York Review of Books » parue le mois dernier qu'on peut retrouver la trace de ce texte, présenté cette fois comme « probablement écrit de la main de l'auteur des Cent vingt journées de Sodome ». L'auteur de l'article, William Shame, a refusé de me citer sa source.

The New York Review a reproduit dans son article deux versions, l'une traduite en anglais, et l'originale. Voici le texte tel quel en français, avec l'autorisation de la revue :

« J'ai fait publier ces derniers mois une nouvelle version de ma Justine et j'en saisis l'occasion pour vous faire, comte Dubois, l'aveu des raisons de son écriture.

Me voyant injustement enfermé à Vincennes comme je vous l'ai déjà décrit, sans l'appui de ma famille, rejeté par mes gens, mes maîtresses, trompé par mes avocats, victime d'une réputation qui me flattait par ses excès mais me condamnait encore plus par l'invraisemblance de ces accusations, j'avais d'abord entrepris l'écriture de « Confessions » que j'avais voulues honnêtes, et qui, tout en ne cherchant pas à nier les vices dont je m'étais toujours enorgueillis, visaient à rétablir une vérité trop souvent souillée d'ignominie lors de mes procès. La rédaction de ces « Confessions », comme dans toute entreprise réclamant l'honnêteté des braves et la sincérité des justes, avait été rapide, à peine perturbée avouerais-je par l'inconfort matériel qui était alors le mien ; mais m'étant trouvé dans la situation rarement productive pour un écrivain de pouvoir les relire plusieurs mois avant que de pouvoir les céder à des mains dignes de confiance capables de les porter à mon éditeur, je compris qu'aucune vertu, isolée des preuves que réclame la raison, n'arriverait à convaincre mes juges. En écrivant « juges », je ne considère pas seulement ces ingrats serviteurs des bonnes moeurs qui avaient vu en moi l'occasion de montrer la sévérité du prince à l'égard de ces frondeurs libertins qu'il fallait châtier en présence de la foule ; non, c'était bien, vous l'avez compris, l'opinion, ces juges que sont les Lecteurs, que je voulais convaincre : ces « confessions », trop honnêtes pour être vraies aux yeux du public qui ne voyaient en moi qu'un ignoble satyre, n'auraient jamais atteint les desseins que j'avais ambitionnés pour elles.

J'eus alors la conviction qu'il fallait jouer le rôle que l'on m'avait attribué et servir à mon profit les diverses affaires fâcheuses qui m'avaient valu ces éclats et ces trahisons. Si mes juges s'étaient chargés de mes priver des libertés les plus naturelles, je voulais être encore le seul maître de ma fortune et de ma renommée. J'entrepris donc l'écriture de cet ouvrage que vous connaissez maintenant sous le titre de « Justine ou les malheurs de la vertu » avec un empressement tel, là encore, qu'il fut achevé en moins de deux mois. J'ai lu depuis beaucoup de critiques, sur ce que j'appelle encore un roman, et qui sont si éloignées de la vérité qu'elles me font un grand plaisir, autant j'imagine que je peux en prendre en apprenant dans les nouvelles du matin qu'untel ou untel s'est vu la tête coupée par la machine de notre bon Guillotin, pour autant que les diverses inventions qui traversent ces critiques, et que j'ai moi-même incitées, puissent cette fois être à mon avantage.

On raconte donc que j'ai eu le plus grand mal à finir cette tendre Justine. Cela me ferait comme je vous l'écris beaucoup de plaisir, et flatterait l'endurance qui s'est depuis mes belles années libérées d'un corps rendu impotent par des longues années d'oisiveté forcée ; en réalité, il a surtout été question depuis notre première rencontre, Justine et moi, d'ajouts réclamés par mes éditeurs seuls qui ne se voyaient jamais vendre autant de feuillets que quand les malheurs de mon héroïne devenaient aussi terribles et nombreux que possibles. J'écris, et m'exécute, toujours, comme le meilleur des étalons, soyez-en rassuré. Ainsi, quand mon éditeur sonne et qu'il me réclame des sévices nouveaux pour Justine, ou une entrée plus en profondeur, plus brutale encore, dans l'enfer des supplices et des vices, bref, de persécuter toujours plus la vertu de mon héroïne, ce n'est jamais qu'avec une joie sans faille que je me remets à l'ouvrage, car faire peser sur ma malheureuse toujours plus d'infortunes, voyant qu'à chaque coup de fouet mon plaisir s'échauffe, ainsi que celui des Lecteurs, c'est autant de bonheur que je donne aux autres sans risque de me perdre, et surtout, de mal, autant que je puisse l'espérer, porté à l'égard des libertins.

Étais-je un libertin ? Je vous le confesse. N'ai-je jamais eu comme vertu que l'honnêteté de satisfaire sans fard à mes vices quand d'autres ne font que les imaginer à l'ombre de leur hypocrisie ? Je vous l'accorde. Mais diable, que cette étiquette de libertin m'a fait du tort comme s'il était question d'une secte byzantine ou araméenne ! Sachez que je n'ai jamais répondu que d'une chose : de ma philosophie. Justine est bien une réponse à ceux que l'on me prêtait pour frères, à ce qu'ils m'avaient fait. Ou pas fait. Car ces damnés n'ont jamais levé le petit doigt que pour me l'enfiler dans le puits de Vénus quand j'avais autrement besoin que ma réputation soit lavée de toute l'infamie dont elle était alors la cible. Mon dessein était tout simple avec Justine : je voulais me servir de cette réputation pour porter un coup fatal à ces libertins. Juillet s'était déjà bien chargé de leur faire payer ce que j'avais subi par leur silence ; mais je voulais leur porter le dernier coup, le plus rude, le plus vicieux, et devrais-je dire, le plus digne de moi. Rien ne m'aura autant aidé que la disgrâce de la couronne. Bien que las encore que tous ces dévots puissent malgré la révolution se frayer un chemin jusqu'au temple de la République pour faire valoir la morale de leur dieu, mon éditeur m'a confié plusieurs fois pour me rassurer que mes oeuvres avaient d'autant plus de succès qu'on se les offrait entre amants derrière les paravents à l'arrière des boutiques, au pied des autels, dans les confessionnaux, qu'on se les lisait sur la couche parentale où ils avaient été conçus entre frères et soeurs, ou qu'elles se cachaient sans difficulté coincées entre le missel et la blague à tabac ; j'étais rassuré en somme sur les bonnes moeurs du citoyen français. Qui oserait en effet faire chercher par ses valets le dernier ouvrage de ce vicelard de marquis auprès de son libraire ordinaire et laisser voir dans sa bibliothèque ses oeuvres touchées du sceau de l'infamie ?

Ces oeuvres, mon petit Nicolas, je me flatte qu'on se les arrache pour les lire, puissent-elles mettre en accusation cet esprit de libertinage dont j'accepte avec humilité en être devenu l'icône, non pour les exposer dans des vitrines comme pour des idoles de fumée. Les libertins ont cessé d'exister le jour où ils se sont reconnus, organisés et rassemblés comme une secte. Puissent ceux qui veulent suivre l'instinct que leur dicte la nature s'accoupler comme ils le désirent, et que les autres aient la paix comme ils le demandent ; mais que tous entendent parler de moi, lisent et se tourmentent en lisant les horreurs que je leur offre ; que chacun boive l'infecte résidu du mensonge qui m'a conduit à les trahir à mon tour ; qu'ils paient par leurs sarcasmes sans cible, leur dégoût et leurs vices dont ils n'ont jamais eu, eux, à répondre ; qu'ils paient par ces lectures le désastre injuste qu'ils m'ont causé en me privant de mes meilleures années.

Je n'aurais qu'un seul argument pour vous convaincre de l'ingénieuse fourberie de mes calculs : si on peut me reprocher, et j'en serais ravi, d'avoir calqué ma philosophie à celle de mon Dolmancé, pourrait-on me reprocher d'être tout autant Justine ? Eh bien oui, si l'on me croit sans mal quand je dis : « Dolmancé, c'est moi », pourquoi ne me croirait-on pas si je dis : « Justine, c'est moi » ? Tournez Thérèse, vous y trouverez Justine, et retournez-la encore, vous m'y verrez tout nu !...

Ne vous amusez pas mon cher ami, on me reproche bien plus l'effroyable infortune que je fais subir avec insistance à mon personnage que la philosophie, l'intention, ou peut-être le réquisitoire, que l'on me prête à travers cet ouvrage ; du reste, que Justine soit l'oeuvre d'un infâme libertin, ce n'en est, si j'ose l'écrire, que la cerise sur le gâteau. On me reproche de n'être qu'un diable, et je suis pourtant bien l'auteur d'une sainte. Suis-je encore ce diable ? Eh bien soit, la Justice n'y a rien voulu entendre que les injures et les mensonges ; alors, voyez donc, Lecteurs, mes juges, comment ce vilain vit, promptement présenté au temple du bonheur, se décalotte comme il se doit devant une dame qui lui dit bonjour et qui pollue déjà ; pressez-donc que je vous décharge, Lecteurs, de vos fourbes angoisses et de vos menus-plaisirs. Il serait inconvenant de se refuser à vous. Vous vous présentez, fortuitement, je l'espère, à travers la plage arrière, alors pressez que je vous serve : les femmes à bâbord, les hommes à l'arrière ! Que chacun suce aveuglement le miel de ces infâmes simulacres, cher comte, mais j'en serais cette fois le seul juge !...

Remarquez que l'effet aurait été tout autre si je ne m'étais pas mis à la place de Justine ; car, écoutons les dames de vertu : Justine n'est rien d'autre que la victime des crimes de cette indécente crapule, le « comte » de Sade. Bien jugée, pour l'avoir accompagnée depuis ces premiers tourments, les Lecteurs, n'auront besoin d'aucune autre preuve de son innocence ; et pourtant... Y a-t-il plus d'innocence chez un personnage tiré de l'imagination d'un dépravé que chez ce dépravé lui-même ? Justine n'a jamais existé ; j'existe. Seule l'innocence de cette ingrate apparaîtra au grand jour ; soit, mais je la tuerai, j'ai déjà tout prévu ; et ce sera la raison de ma future visite chez vous, comte Dubois. Je la tuerai comme ma propre fille ; et je l'offrirai à vos plaisirs lascifs avant que d'en finir.

Déjà, j'usais d'un stratagème identique dans « La Philosophie... » dont je vous sais grand admirateur ; mais je prends Justine comme mon chef d'oeuvre, justement parce qu'elle ne fait que relever la grande lâcheté de ceux qui se révèlent incapables de voir l'évidence : les mêmes hier, qui m'enfermaient sur la bonne foi des apparences, sont les mêmes aujourd'hui, aveugles, me traitant de fou, d'ennemi du Pape, de la France, de la République et que sais-je encore, et ils ne peuvent s'opposer à Justine comme modèle de vertu. Et ce modèle c'est le mien. Aussi téméraire, fraîche et naïve que Jeanne, aussi délaissée, bafouée, molestée, méprisée, que la France, et son peuple avec elle. Oui, mon cher comte, Justine, ce n'est pas seulement moi, celui qu'on a enfermé pour ses convictions érigées contre la tyrannie et la morale religieuse, c'est la France ! Que voudriez-vous d'autre après la lecture de cette nouvelle version sinon sauver Justine de son triste destin ? Sauver la France de ces voyous qui vouent leur vie au libertinage et qui ne feraient rien pour arracher un des « leurs » des mains de l'injuste providence ?... Chaque fois que ma Justine est mise au feu, au fer, au pilori, c'est un libertin qui disparaît en implorant à genoux que je l'excuse de s'être tu.

J'ai été honnête une fois, on s'est alors joué de moi, et cela m'a conduit droit à la cellule. Comme tant d'autres, j'ai pris goût à me cacher en préférant la voie de derrière où le plaisir est plus grand et le risque moindre. Profitez donc, cher comte, de cette nouvelle version, mon éditeur la répand en faisant dire à ceux qui la lisent, qu'elle est plus cruelle encore que les précédentes. Laissez couler autant les larmes sur Justine que de coups de fouet supplémentaires sur ses cuisses, ses mains, sa gorge, sa croupe, vous pourrez en compter ; des coups du sort, intensifiés par mes soins délicats, pour en parachever finement l'ouvrage. Mais pleurez un peu sur moi aussi. Sans votre confiance, je ne suis rien. »

Après cette date, on sait que le marquis de Sade, arrêté à Charenton chez les fous, ajouta au moins deux nouvelles versions à sa Justine. Il y mettait l'accent moins sur les sévices physiques que sur les trahisons, les mensonges, les filouteries, et Justine n'avait plus rien d'un roman libertin.

Alors après deux siècles, le mystère de la réputation de Sade réapparaît donc avec la découverte de ce billet. le marquis y a évoqué son désir de révéler bientôt au public les intentions secrètes cachées derrière « sa philosophie » ; on sait qu'il n'en fera rien. Qui pourra encore croire après ce billet que Sade et Justine, ce n'est pas la même chose ?

Jusqu'à la fin, Sade aura été trahi. Parce qu'il était sans doute plus commode pour tout le monde, y compris pour ses amis, que Sade reste Sade. Parce que tout innocent qu'il pouvait être, il était indéfendable. le défendre, s'était se perdre soi-même. Sade devait rester ce symbole de la décadence aristocratique. Ainsi, comme pour son héroïne, c'est sa confiance et sa naïveté qui auront raison de lui. Et c'est parce que la famille du comte Dubois n'ignorait pas cette triste réalité, que ce billet, gardé comme un secret méprisable et honteux, ne fut jamais rendu public.

« Celui qui veut remonter un fleuve parcourra-t-il dans un même jour autant de chemin que celui qui le descend ? » (La Dubois à Thérèse) Sade a-t-il descendu le fleuve ou cherché toute sa vie à le remonter ? A-t-il suivi le chemin de la Dubois ou celui de Thérèse ?
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Un livre que je n'aurais pas ouvert si je n'avais pas relevé un défi littéraire foireux.
C'est l'histoire de deux soeurs orphelines, qui choisissent deux destins différents : Juliette joue de ses charmes criminels pour trouver le bonheur, tandis que Justine ne rencontre que le malheur en restant sur le droit chemin. le roman est le récit que Justine fait de la dizaine d'années au cours desquelles elle n'a croisé que des individus (majoritairement masculins) qui lui faisaient subir les pires outrages pour la pousser à renier ses principes vertueux.
Je n'ai rien trouvé de sulfureux dans ce texte ; c'est au contraire l'un des plus désespérants que j'aie lus. Partant du postulat qu'il vaut mieux céder au vice puisque la vertu n'est jamais récompensée en ce bas monde, Sade pulvérise à coeur de joie tous les interdits de la société, en ne renonçant à aucune ignominie. Si encore il ne s'agissait que de provocation, ou d'une forme de délire obscène d'un pauvre type lubrique et frustré -mais l'auteur justifie ces perversions par des considérations pseudo-philosophiques ou scientifiques, porté par un athéisme haineux. Dans ce conte pour adulte, peuplé d'ogres, de satyres et de monstres, il offre finalement une vision sinistre de l'humanité régie par le cynisme, l'égoïsme, et la cruauté. Car ce roman est hyper-violent : femmes et enfants y sont chosifiés, violés, torturés, tués, au nom de la liberté des hommes à jouir selon leurs désirs. Tout ce qu'il y a de beau et bon dans la nature humaine est systématiquement souillé, dénigré et ridiculisé avec moult détails ; d'ailleurs, Justine, malgré toutes ses qualités, n'en demeure pas moins une cruche.
Je ne comprends pas le culte que certains intellectuels vouent à Sade et à son libertinage qui n'a rien de raffiné. Certes, ce roman est bien écrit et se lit facilement, et on pourrait le considérer comme un voyage onirique et invraisemblable dans l'imagination d'un misogyne dépravé. Mais ça manque d'âme, de vie (mais pas de vits, ha ha !), et cet acharnement à combler en vain la satisfaction comme le vide de cette histoire finit par faire pitié et lasser.
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Citations et extraits (61) Voir plus Ajouter une citation
[Attention âmes sensibles: extrait d'un passage que j'ai trouvé particulièrement excellent et "drôle", la dernière phrase prononcée par cette malheureuse Justine m'a arraché un sourire]

Il la saisit alors avec férocité, il la place comme il avait fait de moi, les bras soutenus au plancher par deux rubans noirs : je suis chargée du soin de poser les bandes ; il visite les ligatures : ne les trouvant pas assez comprimées, il les resserre, afin, dit-il, que le sang sorte avec plus de force ; il tâte les veines, et les pique toutes deux presque en même temps. Le sang jaillit très loin : il s'extasie ; et retournant se placer en face, pendant que ces deux fontaines coulent, il me fait mettre à genoux entre ses jambes, afin que je suce ; il en fait autant à chacun de ses gitons, tour à tour, sans cesser de porter ses yeux sur ces jets de sang qui l'enflamment. Pour moi, sûre que l'instant où la crise qu'il espère aura lieu, sera l'époque de la cessation des tourments de la comtesse, je mets tous mes soins à déterminer cette crise, et je deviens, ainsi que vous le voyez, madame, catin par bienfaisance et libertine par vertu.
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Le chef-d’œuvre de la philosophie serait de développer les moyens dont la Providence se sert pour parvenir aux fins qu’elle se propose sur l’homme, et de tracer, d’après cela, quelques plans de conduite qui pussent faire connaître à ce malheureux individu bipède la manière dont il faut qu’il marche dans la carrière épineuse de la vie, afin de prévenir les caprices bizarres de cette fatalité à laquelle on donne vingt noms différents, sans être encore parvenu ni à la connaître, ni à la définir.
Si, plein de respect pour nos conventions sociales, et ne s’écartant jamais des digues qu’elles nous imposent, il arrive, malgré cela, que nous n’ayons rencontré que des ronces, quand les méchants ne cueillaient que des roses, des gens privés d’un fond de vertus assez constaté pour se mettre au-dessus de ces remarques ne calculeront-ils pas alors qu’il vaut mieux s’abandonner au torrent que d’y résister ? Ne diront-ils pas que la vertu, quelque belle qu’elle soit, devient pourtant le plus mauvais parti qu’on puisse prendre, quand elle se trouve trop faible pour lutter contre le vice, et que dans un siècle entièrement corrompu, le plus sûr est de faire comme les autres ? Un peu plus instruits, si l’on veut, et abusant des lumières qu’ils ont acquises, ne diront-ils pas avec l’ange Jesrad, de Zadig, qu’il n’y a aucun mal dont il ne naisse un bien, et qu’ils peuvent, d’après cela, se livrer au mal, puisqu’il n’est dans le fait qu’une des façons de produire le bien ? N’ajouteront-ils pas qu’il est indifférent au plan général, que tel ou tel soit bon ou méchant de préférence ; que si le malheur persécute la vertu et que la prospérité accompagne le crime, les choses étant égales aux vues de la nature, il vaut infiniment mieux prendre parti parmi les méchants qui prospèrent, que parmi les vertueux qui échouent ? Il est donc important de prévenir ces sophismes dangereux d’une fausse philosophie ; essentiel de faire voir que les exemples de vertu malheureuse, présentés à une âme corrompue, dans laquelle il reste pourtant quelques bons principes, peuvent ramener cette âme au bien tout aussi sûrement que si on lui eût montré dans cette route de la vertu les palmes les plus brillantes et les plus flatteuses récompenses.
Il est cruel sans doute d’avoir à peindre une foule de malheurs accablant la femme douce et sensible qui respecte le mieux la vertu, et d’une autre part l’affluence des prospérités sur ceux qui écrasent ou mortifient cette même femme. Mais s’il naît cependant un bien du tableau de ces fatalités, aura-t-on des remords de les avoir offertes ? Pourra-t-on être fâché d’avoir établi un fait, d’où il résultera pour le sage qui lit avec fruit la leçon si utile de la soumission aux ordres de la providence, et l’avertissement fatal que c’est souvent pour nous ramener à nos devoirs que le ciel frappe à côté de nous l’être qui nous paraît le mieux avoir rempli les siens ?
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On vous dit à cela : la vertu est utile aux autres, et, en ce sens, elle est bonne ; car s'il est reçu de ne faire que ce qui est bon aux autres, à mon tour, je ne recevrai que du bien. Ce raisonnement n'est qu'un sophisme ; pour le peu de bien que je reçois des autres, en raison de ce qu'ils pratiquent la vertu, par l'obligation de la pratiquer à mon tour, je fais un million de sacrifices qui ne me dédommagent nullement. Recevant moins que je ne donne, je fais donc un mauvais marché, j'éprouve beaucoup plus de mal des privations que j'endure pour être vertueux, que je ne reçois de bien de ceux qui :e sont ; l'arrangement n'étant point égal, je ne dois donc pas m'y soumettre, et sûr, étant vertueux, de ne pas faire aux autres autant de bien que je recevrais de peines en me contraignant à l'être, ne vaudra-t-il donc pas mieux que je renonce à leur procurer un bonheur qui doit me coûter autant de mal ?
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- Tant mieux, me dit durement le vilain homme, tant mieux, vous en serez plus souple chez moi ; c'est un très petit inconvénient que le malheur poursuive cette race abjecte du peuple que la Nature condamne à ramper près de nous sur le même sol : elle en est plus active et moins insolente, elle en remplit bien mieux ses devoirs envers nous.
- Mais, Monsieur, je vous ai dit ma naissance, elle n'est point abjecte.
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Si, plein de respect pour nos conventions sociales, et ne s'écartant jamais des digues qu'elle nous imposent, il arrive malgré cela, que nous n'ayons rencontré que des ronces, quand les méchants ne cueillaient que des roses, des gens privés d'un fond de vertus assez constaté pour se mettre au-dessus de ses remarques, ne calculeront-ils pas alors qu'il vaut mieux s'abandonner au torrent que d'y résister ?
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Vidéo de Marquis de Sade
Grâce à un mécénat exceptionnel d'Emmanuel Boussard, la bibliothèque de l'Arsenal qui conserve les archives de la Bastille, a pu voir entrer dans ses collections le manuscrit autographe des 120 Journées de Sodome, exposé au musée de la BnF à partir de cet automne. Une journée d'étude interroge les différentes facettes de la figure du marquis Sade et revient sur l'histoire rocambolesque de cette oeuvre mythique, rédigée pendant sa captivité.
Plus d'informations : https://www.bnf.fr/fr/agenda/de-quoi-sade-est-il-le-nom-vers-leclipse-du-soleil-noir-le-rouleau-des-120-journees-dans-les
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