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Critique de Tricape


Ceci est un ouvrage de littérature, certes, mais s'agit-il d'un roman ? Sans doute si on pense au roman parfait auquel rêvait Flaubert, celui où il ne se passe rien ; toutefois, la plupart des lecteurs jugeront cette oeuvre inclassable.

L'histoire ? Rien, presque rien : quelque part dans une ville d'Amérique du Sud, en 1961, deux hommes parcourent à pied une longue rue (2 100 m précisément) en évoquant une fête à laquelle ils n'ont participé ni l'un ni l'autre, mais dont ils comparent le souvenir qu'ils en ont, souvenir créé par les récits que leur ont rapportés des personnes de leur connaissance, soit peu de temps après la célébration de l'anniversaire en question, soit dix-huit ans plus tard.

La forme du récit me fait penser à une spirale d'axe principal horizontal : prise dans son ensemble, elle progresse, mais à l'échelle de quelques pages, elle procède à des redites, comme si elle devait régulièrement prendre son élan pour se lancer de nouveau vers l'avant. Ajoutez à cela quelques digressions et libertés avec le calendrier ─le tout servi par des phrases souvent fort longues, mais judicieusement rythmées par un usage remarquable de la virgule─ et vous pourrez entrer dans l'univers mental des deux principaux protagonistes : Angel Leto et le Mathématicien.

Le fond porte sur la mémoire et les souvenirs. On sait que nous avons une mémoire sélective qui se manifeste entre autre par la propension à effacer inconsciemment les événements qui ne nous ont procuré que peu d'émotions et qu'en revanche les émotions fortes marquent durablement notre hippocampe.

Mais dans son ouvrage, Juan José Saer va plus loin : il prétend que l'on peut se souvenir d'avoir participé à des événements qui nous ont été rapportés par d'autres, autrement dit fabriquer ou recevoir des souvenirs à partir de récits. N'est-ce pas parfois le cas pour le spectateur d'un film ? le lecteur d'un roman ?

Je ne sais si vous avez déjà ressenti physiquement la décharge que vous transmet une canne à pêche quand un poisson plus gros que celui auquel vous vous attendez vient attaquer votre ligne. Un jour, cela m'est arrivé. Mon frère était à mes côtés. Alors qu'il avait les mains dans les poches, il m'a affirmé avoir lui aussi "senti" le poisson mordre. Quand J.J. Saer fait gloser ses personnages sur des événements auxquels ils n'ont pas participé, il s'appuie sur un mécanisme de transmission comparable.

J'admets que des lecteurs puissent considérer cette conversation comme de la bouillie presque sans queue ni tête, mais on peut aussi considérer avec intérêt le mélange permanent des souvenirs personnels avec ceux qui nous sont "offerts". Il faut également admettre que dans nos monologues intérieurs tout comme, souvent, dans nos conversations, le fil de notre pensée ne suit pas une ligne droite, ce qui justifie en quelque sorte l'adéquation du style dérangeant de l'auteur au sujet qu'il traite.

On pourrait vite refermer ce livre en se disant "tout ça, ce sont des causeurs !", mais si, comme ce fut mon cas, on est très rapidement intrigué par la relative simplicité avec laquelle est rendu le cheminement complexe de notre pensée, de notre perception de la réalité et du maelstrom de nos souvenirs, on ne peut suspendre sa lecture avant d'être arrivé, sain et sauf, au terme de deux kilomètres de trottoir parcourus au prix de nombreuses rues traversées.
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