AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Philippe Bataillon (Traducteur)
EAN : 9782370553911
211 pages
Le Tripode (08/02/2024)
3.45/5   30 notes
Résumé :
Argentine, 1804 : le docteur Weiss, adepte de la nouvelle psychiatrie parisienne, fonde une maison de santé pour malades mentaux. Les « aliénés » y sont traités avec humanité et l’établissement acquiert une réputation aux quatre coins de la Vice-Royauté du Río de la Plata. Son disciple, Real, reçoit une mission déraisonnable : convoyer de Santa Fe à Buenos Aires une caravane de fous. Il y a un jeune homme mélancolique, une nonne nymphomane, un dandy maniaque et deux... >Voir plus
Que lire après Les nuagesVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (14) Voir plus Ajouter une critique
3,45

sur 30 notes
5
3 avis
4
3 avis
3
4 avis
2
3 avis
1
0 avis
En 2003, deux ans avant sa disparition, Juan José Saer déclarait dans un entretien accordé au Monde : "La fiction est aujourd'hui pour moi la chose la plus honnête qui soit, elle montre son jeu depuis le début, bien plus que les textes qui se présentent pour vrais."
Cette remarque, à mon sens, pourrait non seulement traduire l'honnêteté intellectuelle et la modestie légendaires d'un auteur sans doute parmi les plus importants de la littérature contemporaine argentine, mais témoigner aussi du caractère spéculatif autour de la relativité de nos perceptions et de nos certitudes sous-jacent et omniprésent dans son oeuvre. Juan José Saer fut en effet à l'origine d'une oeuvre intimiste et réflexive, mue davantage par ce sentiment d'étrangeté que nous partageons quelquefois face à une réalité dont les contours peuvent tout à coup devenir mouvants, voire nébuleux, que par une scénarisation plus conséquente de ses récits économes, par une analyse plus approfondie de la psychologie individuelle de ses personnages, encore moins, enfin, par une référence trop directe à une «couleur» typiquement latino-américaine (à laquelle l'on pourrait malgré tout s'attendre de la part d'un auteur rattaché à une littérature connue par son ancrage local manifeste).
Pour l'argentin, expatrié en France de 1968 jusqu'à sa mort en 2005, l'individuel, le particulier et le contingent semblent en effet jouer un rôle secondaire («ce qui est valable pour un lieu est valable pour l'espace entier et nous savons bien que si le tout contient les parties, la partie contient le tout»). Ces derniers, tout en étant des éléments présents et nécessaires à la construction de ses récits, à la base et au départ en tout cas, plutôt «réalistes», restent tout de même accessoires par rapport à la démarche heuristique et universelle présente dans pratiquement toutes ses nouvelles et romans. L'expérience traversée par leurs protagonistes comporte-t-elle ainsi, la plupart du temps, une certaine dislocation, voire parfois un effritement plus ou moins conséquent des codes, des habitudes ou des croyances jusque-là rattachés à leurs représentations de la réalité, et qui les contraint dès lors à rechercher d'autres sens possibles à leur vécu ou à leurs souvenirs, les incitant à appréhender leur environnement, naturel ou humain, au-delà des conventions et des modalités de pensée consensuelles et normalement admises comme raisonnables. C'est ainsi que chez Saer, sans bruit ni fureur, sans effet de manche clinquant, la fiction, loin de chercher à « imiter la réalité », comme l'on pourrait à tort croire au départ, tendrait en fait à vouloir dépasser cette autre fiction collective générée par un sentiment abstrait de pouvoir accéder à une perception objective et univoque des événements. Retournement gordien grâce auquel la fiction, par de subtiles torsions, chercherait à nous sortir momentanément de l'illusion d'une réalité ajustée au lit de Procuste dressé par notre raison cartésienne et anthropocentrée.
Le procédé classique du récit ou du document transmis par un tiers, recours au faux-vrai dans le vrai-faux, utilisé par Saer dans quelques-uns de ses romans et nouvelles (et que son célèbre compatriote, Borges, affectionnait d'ailleurs tout particulièrement..) - ici ce sera un manuscrit rédigé en 1834, retrouvé dans les archives d'une petite ville de province argentine et remis au narrateur, à Paris, par l'un de ses correspondants argentins -, permet aussi à l'écrivain d'insérer en filigrane, dans la structure même de la narrative, les thèmes qui lui sont chers, tels la perméabilité entre imagination et réalité, la frontière et le miroir approximatif que constitue toute image ou représentation d'une expérience vécue, le manque de traçabilité et de fiabilité des documents ou des souvenirs d'événements passés, ou encore la confusion toujours plus ou moins importante entre le sujet et l'objet même de son observation.
Un passage de la lettre d'accompagnement du manuscrit en question pourrait, parmi tant d'autres disséminés au long du roman, illustrer cette méfiance potentielle de l'auteur vis-à-vis de certitudes dans lesquelles peuvent nous enfermer nos constructions mentales : «Je ne fais pas cela avec de vaines ambitions historiques car je n'ai aucune confiance en l'histoire", écrit son correspondant. «Ce que nous percevons du passé comme véritable n'est pas l'histoire, mais notre présent qui s'objective de lui-même et que nous contemplons de l'extérieur.»
Le manuscrit relate une curieuse épopée à travers la pampa argentine, au tout début du XIXe siècle, d'une équipée -pour le moins burlesque- constituée d'un médecin aliéniste et de cinq de ses patients qu'il est venu rechercher dans la province de Santa Fe afin de les raccompagner aux alentours de Buenos Aires, où à l'initiative d'un médecin psychiatre européen, le savant et très pittoresque Dr Weiss, vient d'être inaugurée la toute première Maison de santé mentale de la Vice-Royauté, inspirée des nouvelles méthodes de prise en charge du Dr Pinel qui, quelques années auparavant, avaient enfin délivré de leurs chaînes les fous de l'Hôpital de la Salpêtrière. Un groupe de soldats assurant la sécurité des voyageurs en ces contrées perdues accompagne également l'expédition, ainsi que, fermant la caravane, un marchand ambulant et...quelques prostituées de service! le périple, censé en principe durer une quinzaine de jours, se prolongera indéfiniment en raison de la violence d'une météorologie capricieuse, mais aussi des menaces importantes d'attaques par des brigands gauchos, et notamment, ce qui aurait pu leur être fatal, par le sanguinaire Josesito et sa bande d'indiens rebelles semant alors la terreur dans la pampa. Tout ceci contribuera à freiner considérablement leur avancée, les obligeant à prolonger certaines étapes ou à faire un nombre important de détours imprévus. C'est une trentaine d'années plus tard, que le médecin de l'expédition, le Dr Real, déciderait de consigner par écrit ses souvenirs liés à sa toute première rencontre avec le Dr Weiss à Paris, puis à la création de la maison de santé argentine, mais surtout à l'insolite road-trip à travers le désert vert qui s'en était suivi quelque temps après, dont il fait un récit détaillé, accompagné des impressions et des réflexions que cette étrange expérience lui avait suscitées à l'époque.
D'une élégance sobre et tempérée, la plume de Saer n'est jamais emphatique ou dogmatique. L'écrivain, reconnu par ailleurs comme un grand maître de la ponctuation, affectionne particulièrement les phrases sinueuses, mais d'une clarté syntaxique toutefois toujours impeccable, tout à fait emblématiques des subtilités et des nuances de pensée insufflées à un propos qui, en contrepartie, recherche systématiquement à obtenir le mieux possible en matière de simplicité et d'intelligibilité.
À l'intention de ceux qui n'auraient pas encore eu l'occasion d'aborder son oeuvre, j'hésiterais néanmoins à suggérer de commencer par ce texte. Il vaudrait mieux, peut-être, s'être préalablement familiarisé avec le langage et l'univers littéraires singuliers de l'écrivain pour pouvoir savourer pleinement Les Nuages, court roman ou, si l'on préfère, longue nouvelle aux faux-airs de vieux conte philosophique du XVIIIe dans lequel, en fin de compte, l'aspect aventureux, malgré ce à quoi l'on pourrait légitimement s'attendre d'un road-trip annoncé dans le «wild-south» de la pampa argentine, ou de ses rebondissements parfois assez spectaculaires, reste avant tout subtilement immatériel et essentiellement subjectif.
En revanche, si jamais j'ai réussi à attirer l'attention sur cet auteur argentin, de nos jours toujours assez confidentiel, me semble-t-il, je conseillerais (et pour le coup sans la moindre hésitation) son chef d'oeuvre incontestable, «L'Ancêtre», pur bijou littéraire dont absolument aucun lecteur avisé ne devrait à mon sens se priver!
Commenter  J’apprécie          3415
Pigeon Garay, l'universitaire argentin exilé à Paris de l'Enquête, reçoit, au milieu d'un mois d'aout caniculaire une « disket » mystérieuse envoyée par Marcelo Soldi, l' une de ses connaissances sud-américaines. Elle contient un manuscrit douteux, d'après son ami Tomatis, daté du début du XIXe siècle et intitulé « Les Nuages » que Pigeon doit expertiser.
Il s'agit du journal du Dr Real, assistant du Dr Weiss un grand psychiatre européen aux méthodes avant-gardistes et à la personnalité attachante. Celui-ci a fondé « Les Trois Acacias » un centre modèle inspiré du jardin d'Epicure  situé à la périphérie de Buenos Aires. le Dr Real nous présente son mentor et nous raconte l'histoire du centre depuis sa fondation jusqu'à sa disparition. Puis il en vient à raconter la mission que le Dr Weiss lui a confiée pour l'aguerrir : convoyer quatre malades mentaux (puis cinq) et leur caravane constituée d'Indiens, de gauchos à la gâchette facile, de prostituées, de soldats et d'animaux depuis la ville (Santa Fé) à travers l'immense pampa jusqu'à Buenos Aires. le premier malade est un mélancolique qui gît, immobile, le poing fermé, répétant les gestes de Zénon pour décrire les chemins de la connaissance ; le deuxième une nonne nymphomane ; le troisième est un dandy maniaque et les deux derniers, des frères, souffrent de délire linguistique. Ils subissent des attaques d'Indiens façon western, sont poursuivis par un vieux chef sanguinaire, tout cela sous la menace constante d'inondations diluviennes. La mémoire du Dr Real n'est pas fiable.Il perd la notion du temps et de l'espace : l'horizon nuageux semble toujours à le même place. Notre bon Dr Real est de plus en plus halluciné.
Je n'ai pas pris le même plaisir à lire cet ouvrage (1997) que celui que j'ai pris à lire L'Enquête (1994), L'Ancêtre et surtout Glose (2016), mon préféré. Souvent, je me suis ennuyée, souvent j'ai été larguée. Évidemment, tout est parodique : faux roman picaresque, fausse chronique médicale, fausse épopée. Trop complexe, trop érudit, pas suffisamment drôle, pour moi. Cette nef des fous argentine ne m'a pas embarquée.
Commenter  J’apprécie          4210
Dans la torpeur d'un mois d'août caniculaire à Pairs, Pigeon Garay, un personnage récurrent de Saer, reçoit un manuscrit d'Argentine, un récit "qui pourrait s'intituler" Les nuages. le livre que nous allons lire, et dont nous ne saurons jamais s'il est une fiction, un témoignage, une invention, un récit authentique transformé en fiction...

Un certain Real, médecin formé à Paris, mais originaire d'Argentine, raconte une expérience tentée avec son mentor, le docteur Weiss, rencontré en Europe et qui a décidé d'installer dans le pays natal de Real une maison de santé réservé aux malades mentaux. Une maison révolutionnaire dans ce tout début du XIXe siècle, où il s'agit de soigner, sans réprimer ni faire souffrir, l'âme (ou l'esprit) étant aussi pris en compte que l'aspect purement médical. Une sorte d'utopie dans ce siècle qui va beaucoup en produire. Qui va prendre fin dans la violence, tant cette problématique et l'approche iconoclaste de Weiss éveillent de la suspicion et de l'inquiétude et heurtent les mentalités, dans un pays violent, en proie aux changements de régimes, aux guerres. Mais le moment essentiel de cette sorte d'épopée moderne de la science, est un voyage que Real a entrepris pour amener à la maison de santé 5 malades, qu'il est allé chercher dans sa région d'origine. Un voyage qui va prendre l'allure d'une sorte d'épopée, d'un mythe, d'une métaphore.

Saer, comme à son habitude, fait semblant de s'adonner à un (des) genre(s) qu'il détourne, subvertit, dont il fait une lecture en faisant des pas de côtés. Récit de voyage, roman d'aventures, presque une sorte de western, roman scientifique, évoquant la psychiatrie du début du XIXe siècle etc. La construction est bluffante, l'auteur joue en permanence avec son lecteur, l'égare dans des méandres, provoque une sorte de frustration, en arrêtant la narration en cours pour partir à un autre moment, sur une autre thématique... le coeur du récit sont les 5 malades, leur rencontre avec Real, leur histoire, le diagnostic et leur comportement pendant le voyage où rien ne se déroule comme cela devait se dérouler.

Dès la quatrième de couverture, le lecteur est prévenu : la frontière entre la normalité et la folie va être floue, questionnée. J'ai surtout eu la sensation que les malades étaient des sortes de métaphores, qu'ils poussaient à l'extrême des comportements, des attitudes liés aux domaines jugés essentiels par les hommes depuis qu'ils existent. Trois d'entre eux me semblent relativement clair : la soeur Teresita représente le discours et le rapport à la religion, au mysticisme, à la foi, Troncoso se réserve le politique, le pouvoir, la direction des hommes, Prudencio le savoir, la philosophie, la quête de la sagesse, sans oublier deux frères dont le rapport au langage est perturbé et perturbant. Leur supposée maladie n'empêche pas les deux premiers d'avoir un certain aura auprès d'un certain nombre de personnes, et on se dit qu'ils auraient peut-être pu, au lieu d'aller rejoindre la maison de santé du docteur Weiss, avoir leurs partisans et fonder leur église ou leur état. D'ailleurs, à quel point leurs visions du monde sont différentes de l'entreprise qui se révèle chimérique des docteurs Weiss et Real ?

Les étranges aventures du voyage ne ressemblent à aucun moment à ce que le lecteur s'attend à lire, par exemple la rencontre que l'on pressent avec le dangereux bandit Josesito. le passage final, dans lequel le choix du titre trouve une justification, sinon une clarification univoque, est une vraie splendeur, et questionne le rapport de l'homme au monde, à la nature, aux éléments, à la culture. Qu'une maison de « fous » apparaisse dans le dénouement comme un havre de paix et de normalité, montre le sens du second degré de Saer.

Comme toujours avec l'auteur, un livre à relire pour essayer d'en saisir un peu plus, et pour profiter de cette écriture splendide, baroque et précise à la fois.
Commenter  J’apprécie          156
En ce début de mois de juillet parisien, alors qu'une «vague de chaleur fait rissoler la ville», un an après le voyage de Pigeon Garay en Argentine relaté dans «L'enquête», celui-ci entame la lecture d'un manuscrit sans titre reçu d'Argentine, dont son expéditeur dit qu'il pourrait s'appeler «Les nuages», et dont Tomatis, autre personnage récurrent de l'oeuvre de Saer, se demande s'il s'agit d'un témoignage historique ou d'une oeuvre de fiction.

L'histoire se déroule en Argentine au début du dix-neuvième siècle. le narrateur originaire du Río de la Plata, le docteur Real, «spécialiste des maladies qui affligent non pas le corps mais l'âme», a établi avec le docteur Weiss, qu'il a rencontré dans les hôpitaux de Paris, la première institution psychiatrique argentine à Buenos Aires, une institution utopique ou en tous cas avant-gardiste, où les fous ne sont pas enfermés et vivent avec le personnel soignant. Après une installation relativement aisée, leur projet va se heurter à de nombreux obstacles, l'ingérence de l'Eglise se prétendant compétente pour soigner les fous, et les conséquences tragiques de l'instabilité politique de l'Argentine, des guerres d'indépendance et des aventures du séduisant docteur Weiss avec des femmes mariées.

Ce roman de Juan Jose Saer est une oeuvre à multiples couches et temporalités, où l'on progresse vers le coeur du livre, le récit d'un voyage en 1804, où le narrateur doit acheminer en convoi cinq malades des environs de sa ville natale jusqu'à la maison de santé de Buenos Aires, en traversant le désert. Grand illusionniste, Juan Jose Saer a conçu ici une folle épopée aux allures de western, après son roman soi-disant policier «L'enquête». La grande traversée de la pampa est ralentie par la crue démesurée du fleuve cette année-là, le comportement dément des membres de cette caravane, et la menace d'un groupe d'Indiens rebelles. Finalement dans le désert, immensité vide hors du temps et des règles établies, les comportements des fous qui se replient sur eux-mêmes ou se stabilisent, et celui des sains d'esprit qui semblent perdre la raison, deviennent encore plus difficile à distinguer voire s'inversent.

«Ainsi, en quelques heures, nous nous mimes à pénétrer dans la partie la plus plate, la plus déserte et la plus pauvre de la plaine. Un vent du sud, persistant et glacé en dépit du ciel limpide où l'on apercevait aucun nuage, nous battait sur notre flanc gauche tandis que nous nous dirigions vers l'intérieur des terres alors qu'au ras du sol il faisait bouger les herbes grises et sèches que l'hiver avait peu à peu raréfiées. Nous avançâmes une journée entière en nous éloignant de l'eau vers le pur désert, et quand au crépuscule nous installâmes le camp en face d'un soleil rond, rouge et bas, énorme, qui touchait déjà presque la ligne d'horizon, soulignant d'un halo rougeâtre et brillant le contour des choses, j'eus l'impression, plus triste qu'effrayante, que c'était au centre même de la solitude que nous étions parvenus.»

Avec une traduction remarquable de Philippe Bataillon, ce roman magnifique publié en 1997 apparaît comme une parabole de l'exil des européens en Argentine, de l'idéalisme de leur mission dite civilisatrice, des menaces de barbarie et de destruction, et de l'impossibilité de comprendre et de raconter cette histoire aujourd'hui de façon non équivoque.
Un autre chef d'oeuvre de Juan Jose Saer.

«En entrant dans la fête, en traversant le patio, j'eus l'impression curieuse que la maison avec ses habitants et ses invites, et alentour la ville gagnée par la pénombre, étaient une minuscule bouchée entre les mâchoires d'une gueule illimitée, le fleuve et la plaine immense, humides et noirs, le firmament interminable, une bouchée posée dans une cavité noire et avide, prête à être dévorée.»
Commenter  J’apprécie          120
Usant d'un artifice narratif assez commun mais toujours aussi efficace, l'auteur nous amène à découvrir une étonnante histoire par le biais d'un manuscrit intitulé « Les nuages », et qui aurait été rédigé par un certain docteur Real. Celui-ci fut initié aux principes de la nouvelle discipline par son mentor et ami le psychiatre hollandais Weiss, qui fonda une maison de santé pour malades mentaux à Buenos Aires à l'aube du 19e siècle. Real nous raconte la mission qui lui fut confiée en 1804 de convoyer une caravane de fous depuis Santa Fe jusqu'à l'établissement du docteur Weiss, à travers cent lieues de vicissitudes dans la pampa argentine.

Cinq patients constituent cette éclectique cohorte d'insensés : un jeune homme de bonne famille frappé de stupeur apathique face à un monde qu'il ne comprend pas, une nonne nymphomane se donnant pour mission d'évangéliser les hommes par le sexe, deux frères atteints de manies linguistiques, ainsi qu'un grand et prolixe élégant cherchant à exercer son influence condescendante sur tous. Mais pour convoyer ces patients jusqu'à leur destination, c'est toute une caravane qui se monte, avec un guide prénommé Osuna, des domestiques et charretiers, une escorte de soldats chargés de protéger le convoi, un Basque cuisinier, ainsi que trois prostituées. Il faudra plus d'un mois à cette improbable caravane pour rejoindre Buenos Aires, sous la menace du climat éprouvant, des éléments ligués et d'un cacique nommé Josesito, avide de sang et joueur de violon, ayant déclaré la guerre aux chrétiens et semant la terreur dans le pays, ne laissant que des cendres et des os derrière lui.

La construction narrative de ce roman atypique peut paraître déstabilisante et frustrante, car le narrateur fait des sauts dans le temps, retarde longuement le moment du départ en racontant les déboires de Weiss, la triste fin de la maison de santé, la rencontre avec les patients de la caravane. La prose est élégante et riche, souvent poétique avec ses belles descriptions de paysage physiques et mentaux. le roman pose la question de la différence, de la frontière qui sépare la folie de la raison, la normalité de la démence.
Commenter  J’apprécie          100

Citations et extraits (10) Voir plus Ajouter une citation
Chez les pauvres, obligés pour survivre à professer des principes moins rigoureux, la folie semble plus naturelle, comme si elle se remarquait moins au milieu de l'injustice de la misère. Mais une des prétentions majeures des puissants, celle précisément sur quoi ils entendent fonder la légitimité de leur pouvoir, est d'incarner la raison, de sorte que, dans leur entourage, la folie constitue pour eux une véritable incommodité.
Commenter  J’apprécie          270
Enfin, un après-midi les nuages commencèrent d’arriver. (...) Bien qu’ils fussent tous semblables, il n’en existait, n’en avaient existé depuis l’origine du monde, ni n’en existerait non plus jusqu’à l’inconcevable fin du temps, deux qui fussent identiques, et à cause des diverses formes qu’ils prenaient, des silhouettes reconnaissables qu’ils représentaient et qui allaient se défaisant jusqu’à ne plus ressembler à rien et même à adopter une forme qui contredisait celle qu’ils avaient prise un moment plus tôt, j’avais l’idée qu’ils étaient d’une essence semblable à celle de l’advenir qui, à leur image, se déroule dans le temps avec la familiarité étrange des choses qui, à l’instant même où elles adviennent, s’évanouissent dans ce lieu que personne n’a jamais visité et que nous appelons le passé.
Commenter  J’apprécie          245
...il se sent bien durant quelques secondes, content, léger, bien portant et, même s'il est déjà près de la cinquantaine, il pense posséder un avenir -immédiat et lointain- clair, droit et durable, comme un tapis rouge qui s'étendrait du bout de ses pieds jusqu'à l'infini. Presque immédiatement, la rigueur de l'été, le vacarme de la rue, les gaz noirâtres que répandent les voitures et qui empoisonnent l'air le ramènent à un peu plus de réalité, à ce moyen terme de l'âme, équidistant de l'angoisse et de l'euphorie, et que ceux qui pensent le connaître plus ou moins bien, tout comme lui quand par distraction il se laisse coinvaincre par eux, appellent avec une certitude injustifiée son tempérament.
Commenter  J’apprécie          170
Pour moi, durant les derniers jours, l'attente me pesait trop: presque rien ne m'attachait à cet endroit qui, d'une certaine façon, était celui de mon enfance. C'est dans cette ville que j'ai compris pour la première fois, du fait d'y être revenu après bien d'années, que la part du monde qui perdure dans les lieux et les choses que nous avons désertés ne nous appartient pas, et que ce que nous appelons de manière abusive le passé n'est rien de plus que le présent coloré mais immatériel de nos souvenirs.
Commenter  J’apprécie          204
C'est dans cette ville que j'ai compris pour la première fois, du fait d'y être revenu après bien des années, que la part du monde qui perdure dans les lieux et les choses que nous avons désertés ne nous appartient pas, et que ce que nous appelons de manière abusive le passé n'est rien de plus que le présent coloré mais immatériel de nos souvenirs.
Commenter  J’apprécie          90

Video de Juan José Saer (3) Voir plusAjouter une vidéo

Juan José Saer : le fleuve sans rives
Olivier BARROT présente le livre de Juan-José SAER, "le fleuve sans rives"(JULLIARD). BT photos de l'Argentine.
autres livres classés : argentineVoir plus
Les plus populaires : Littérature étrangère Voir plus


Lecteurs (97) Voir plus



Quiz Voir plus

Les classiques de la littérature sud-américaine

Quel est l'écrivain colombien associé au "réalisme magique"

Gabriel Garcia Marquez
Luis Sepulveda
Alvaro Mutis
Santiago Gamboa

10 questions
371 lecteurs ont répondu
Thèmes : littérature sud-américaine , latino-américain , amérique du sudCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..