En 2003, deux ans avant sa disparition,
Juan José Saer déclarait dans un entretien accordé au Monde : "La fiction est aujourd'hui pour moi la chose la plus honnête qui soit, elle montre son jeu depuis le début, bien plus que les textes qui se présentent pour vrais."
Cette remarque, à mon sens, pourrait non seulement traduire l'honnêteté intellectuelle et la modestie légendaires d'un auteur sans doute parmi les plus importants de la littérature contemporaine argentine, mais témoigner aussi du caractère spéculatif autour de la relativité de nos perceptions et de nos certitudes sous-jacent et omniprésent dans son oeuvre.
Juan José Saer fut en effet à l'origine d'une oeuvre intimiste et réflexive, mue davantage par ce sentiment d'étrangeté que nous partageons quelquefois face à une réalité dont les contours peuvent tout à coup devenir mouvants, voire nébuleux, que par une scénarisation plus conséquente de ses récits économes, par une analyse plus approfondie de la psychologie individuelle de ses personnages, encore moins, enfin, par une référence trop directe à une «couleur» typiquement latino-américaine (à laquelle l'on pourrait malgré tout s'attendre de la part d'un auteur rattaché à une littérature connue par son ancrage local manifeste).
Pour l'argentin, expatrié en France de 1968 jusqu'à sa mort en 2005, l'individuel, le particulier et le contingent semblent en effet jouer un rôle secondaire («ce qui est valable pour un
lieu est valable pour l'espace entier et nous savons bien que si le tout contient les parties, la partie contient le tout»). Ces derniers, tout en étant des éléments présents et nécessaires à la construction de ses récits, à la base et au départ en tout cas, plutôt «réalistes», restent tout de même accessoires par rapport à la démarche heuristique et universelle présente dans pratiquement toutes ses nouvelles et romans. L'expérience traversée par leurs protagonistes comporte-t-elle ainsi, la plupart du temps, une certaine dislocation, voire parfois un effritement plus ou moins conséquent des codes, des habitudes ou des croyances jusque-là rattachés à leurs représentations de la réalité, et qui les contraint dès lors à rechercher d'autres sens possibles à leur vécu ou à leurs souvenirs, les incitant à appréhender leur environnement, naturel ou humain, au-delà des conventions et des modalités de pensée consensuelles et normalement admises comme raisonnables. C'est ainsi que chez Saer, sans bruit ni fureur, sans effet de manche clinquant, la fiction, loin de chercher à « imiter la réalité », comme l'on pourrait à tort croire au départ, tendrait en fait à vouloir dépasser cette autre fiction collective générée par un sentiment abstrait de pouvoir accéder à une perception objective et univoque des événements. Retournement gordien grâce auquel la fiction, par de subtiles torsions, chercherait à nous sortir momentanément de l'illusion d'une réalité ajustée au lit de Procuste dressé par notre raison cartésienne et anthropocentrée.
Le procédé classique du récit ou du document transmis par un tiers, recours au faux-vrai dans le vrai-faux, utilisé par Saer dans quelques-uns de ses romans et nouvelles (et que son célèbre compatriote,
Borges, affectionnait d'ailleurs tout particulièrement..) - ici ce sera un manuscrit rédigé en 1834, retrouvé dans les archives d'une petite ville de province argentine et remis au narrateur, à Paris, par l'un de ses correspondants argentins -, permet aussi à l'écrivain d'insérer en filigrane, dans la structure même de la narrative, les thèmes qui lui sont chers, tels la perméabilité entre imagination et réalité, la frontière et le miroir approximatif que constitue toute image ou représentation d'une expérience vécue, le manque de traçabilité et de fiabilité des documents ou des souvenirs d'événements passés, ou encore la confusion toujours plus ou moins importante entre le sujet et l'objet même de son observation.
Un passage de la lettre d'accompagnement du manuscrit en question pourrait, parmi tant d'autres disséminés au long du roman, illustrer cette méfiance potentielle de l'auteur vis-à-vis de certitudes dans lesquelles peuvent nous enfermer nos constructions mentales : «Je ne fais pas cela avec de vaines ambitions historiques car je n'ai aucune confiance en l'histoire", écrit son correspondant. «Ce que nous percevons du passé comme véritable n'est pas l'histoire, mais notre présent qui s'objective de lui-même et que nous contemplons de l'extérieur.»
Le manuscrit relate une curieuse épopée à travers la pampa argentine, au tout début du XIXe siècle, d'une équipée -pour le moins burlesque- constituée d'un médecin aliéniste et de cinq de ses patients qu'il est venu rechercher dans la province de Santa Fe afin de les raccompagner aux alentours de Buenos Aires, où à l'initiative d'un médecin psychiatre européen, le savant et très pittoresque Dr Weiss, vient d'être inaugurée la toute première Maison de santé mentale de la Vice-Royauté, inspirée des nouvelles méthodes de prise en charge du Dr Pinel qui, quelques années auparavant, avaient enfin délivré de leurs chaînes les fous de l'Hôpital de la Salpêtrière. Un groupe de soldats assurant la sécurité des voyageurs en ces contrées perdues accompagne également l'expédition, ainsi que, fermant la caravane, un marchand ambulant et...quelques prostituées de service! le périple, censé en principe durer une quinzaine de jours, se prolongera indéfiniment en raison de la violence d'une météorologie capricieuse, mais aussi des menaces importantes d'attaques par des brigands gauchos, et notamment, ce qui aurait pu leur être fatal, par le sanguinaire Josesito et sa bande d'indiens rebelles semant alors la terreur dans la pampa. Tout ceci contribuera à freiner considérablement leur avancée, les obligeant à prolonger certaines étapes ou à faire un nombre important de détours imprévus. C'est une trentaine d'années plus tard, que le médecin de l'expédition, le Dr Real, déciderait de consigner par écrit ses souvenirs liés à sa toute première rencontre avec le Dr Weiss à Paris, puis à la création de la maison de santé argentine, mais surtout à l'insolite road-trip à travers le désert vert qui s'en était suivi quelque temps après, dont il fait un récit détaillé, accompagné des impressions et des réflexions que cette étrange expérience lui avait suscitées à l'époque.
D'une élégance sobre et tempérée, la plume de Saer n'est jamais emphatique ou dogmatique. L'écrivain, reconnu par ailleurs comme un grand maître de la ponctuation, affectionne particulièrement les phrases sinueuses, mais d'une clarté syntaxique toutefois toujours impeccable, tout à fait emblématiques des subtilités et des nuances de pensée insufflées à un propos qui, en contrepartie, recherche systématiquement à obtenir le mieux possible en matière de simplicité et d'intelligibilité.
À l'intention de ceux qui n'auraient pas encore eu
l'occasion d'aborder son oeuvre, j'hésiterais néanmoins à suggérer de commencer par ce texte. Il vaudrait mieux, peut-être, s'être préalablement familiarisé avec le langage et l'univers littéraires singuliers de l'écrivain pour pouvoir savourer pleinement
Les Nuages, court roman ou, si l'on préfère, longue nouvelle aux faux-airs de vieux conte philosophique du XVIIIe dans lequel, en fin de compte, l'aspect aventureux, malgré ce à quoi l'on pourrait légitimement s'attendre d'un road-trip annoncé dans le «wild-south» de la pampa argentine, ou de ses rebondissements parfois assez spectaculaires, reste avant tout subtilement immatériel et essentiellement subjectif.
En revanche, si jamais j'ai réussi à attirer l'attention sur cet auteur argentin, de nos jours toujours assez confidentiel, me semble-t-il, je conseillerais (et pour le coup sans la moindre hésitation) son chef d'oeuvre incontestable, «
L'Ancêtre», pur bijou littéraire dont absolument aucun lecteur avisé ne devrait à mon sens se priver!