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Critique de MarianneL


En ce début de mois de juillet parisien, alors qu'une «vague de chaleur fait rissoler la ville», un an après le voyage de Pigeon Garay en Argentine relaté dans «L'enquête», celui-ci entame la lecture d'un manuscrit sans titre reçu d'Argentine, dont son expéditeur dit qu'il pourrait s'appeler «Les nuages», et dont Tomatis, autre personnage récurrent de l'oeuvre de Saer, se demande s'il s'agit d'un témoignage historique ou d'une oeuvre de fiction.

L'histoire se déroule en Argentine au début du dix-neuvième siècle. le narrateur originaire du Río de la Plata, le docteur Real, «spécialiste des maladies qui affligent non pas le corps mais l'âme», a établi avec le docteur Weiss, qu'il a rencontré dans les hôpitaux de Paris, la première institution psychiatrique argentine à Buenos Aires, une institution utopique ou en tous cas avant-gardiste, où les fous ne sont pas enfermés et vivent avec le personnel soignant. Après une installation relativement aisée, leur projet va se heurter à de nombreux obstacles, l'ingérence de l'Eglise se prétendant compétente pour soigner les fous, et les conséquences tragiques de l'instabilité politique de l'Argentine, des guerres d'indépendance et des aventures du séduisant docteur Weiss avec des femmes mariées.

Ce roman de Juan Jose Saer est une oeuvre à multiples couches et temporalités, où l'on progresse vers le coeur du livre, le récit d'un voyage en 1804, où le narrateur doit acheminer en convoi cinq malades des environs de sa ville natale jusqu'à la maison de santé de Buenos Aires, en traversant le désert. Grand illusionniste, Juan Jose Saer a conçu ici une folle épopée aux allures de western, après son roman soi-disant policier «L'enquête». La grande traversée de la pampa est ralentie par la crue démesurée du fleuve cette année-là, le comportement dément des membres de cette caravane, et la menace d'un groupe d'Indiens rebelles. Finalement dans le désert, immensité vide hors du temps et des règles établies, les comportements des fous qui se replient sur eux-mêmes ou se stabilisent, et celui des sains d'esprit qui semblent perdre la raison, deviennent encore plus difficile à distinguer voire s'inversent.

«Ainsi, en quelques heures, nous nous mimes à pénétrer dans la partie la plus plate, la plus déserte et la plus pauvre de la plaine. Un vent du sud, persistant et glacé en dépit du ciel limpide où l'on apercevait aucun nuage, nous battait sur notre flanc gauche tandis que nous nous dirigions vers l'intérieur des terres alors qu'au ras du sol il faisait bouger les herbes grises et sèches que l'hiver avait peu à peu raréfiées. Nous avançâmes une journée entière en nous éloignant de l'eau vers le pur désert, et quand au crépuscule nous installâmes le camp en face d'un soleil rond, rouge et bas, énorme, qui touchait déjà presque la ligne d'horizon, soulignant d'un halo rougeâtre et brillant le contour des choses, j'eus l'impression, plus triste qu'effrayante, que c'était au centre même de la solitude que nous étions parvenus.»

Avec une traduction remarquable de Philippe Bataillon, ce roman magnifique publié en 1997 apparaît comme une parabole de l'exil des européens en Argentine, de l'idéalisme de leur mission dite civilisatrice, des menaces de barbarie et de destruction, et de l'impossibilité de comprendre et de raconter cette histoire aujourd'hui de façon non équivoque.
Un autre chef d'oeuvre de Juan Jose Saer.

«En entrant dans la fête, en traversant le patio, j'eus l'impression curieuse que la maison avec ses habitants et ses invites, et alentour la ville gagnée par la pénombre, étaient une minuscule bouchée entre les mâchoires d'une gueule illimitée, le fleuve et la plaine immense, humides et noirs, le firmament interminable, une bouchée posée dans une cavité noire et avide, prête à être dévorée.»
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