Paradoxe. C'est un livre dont on parle beaucoup dans les manuels de littérature française, mais que personne n'a jamais lu, du moins en entier. Pendant 58 ans, de 1694 à 1752, le duc de
Saint-Simon a observé, questionné, et longuement noté au vitriol, avec un grand luxe de précision, tout ce qui se passait à la cour de
Louis XIV puis du régent. Il y avait ses entrées de par son rang et les fonctions de son épouse, mais n'était que toléré vu son caractère exécrable. Ce n'est que sous Charles X, en 1829, qu'une publication partielle fut autorisée, la première édition complète datant de 1856. Les archaïsmes et les allusions pas toujours transparentes ont amené en 1879 une édition critique en… 41 volumes. Autant dire que ces
Mémoires ne se lisent qu'en extraits. Celui qui voudrait tout lire en aurait pour des années. Il faut donc faire confiance au choix de l'éditeur.
Ces
Mémoires sont donc une source précieuse sur la vie de la cour avec ses intrigues, ses coteries, ses querelles de préséance, et l'ennui de ses distractions, toujours les mêmes, imposées à tous par le roi, soir après soir, mais sur le sujet, j'ai préféré, et de loin, les lettres de la
Princesse Palatine, la belle-soeur de
Louis XIV délaissée par son mari homosexuel qui la trompait avec ses mignons, tandis qu'elle trompait son ennui grâce à cette correspondance avec sa famille palatine, correspondance qui la montre pleine de lucidité et de sainte résignation, bien plus objective que
Saint-Simon.
Saint-Simon déteste
Louis XIV, et pas que lui. Moins historien que partisan, il lacère ses cibles, force le trait, et décrit un roi dévot, sclérosé par l'étiquette, l'orgueil, les courbettes des courtisans, et l'absence de scrupules. le mal vient pour lui de son entourage de flatteurs (
Bossuet, Racine,
La Bruyère,
Mme de Sévigné), de sa méfiance envers la noblesse (ce qui vexe
Saint-Simon, comme duc et pair de France), de sa vanité, de son égoïsme et de sa dureté de coeur. le roi, dit-il, fut peu regretté, et effectivement, la vie fut vite plus gaie sous la régence.
Voici ce qu'il dit de
Louis XIV : «Sa dépendance fut extrême [NB Faute de connaissances, il dépendait de bien des gens]. À peine lui apprit-on à lire et à écrire, et il demeura tellement ignorant, que les choses les plus connues de l'histoire, d'événements… de lois, il n'en sut jamais un mot. Il tomba, par ce défaut, et quelques fois en public, dans les absurdités les plus grossières… Il ne s'était jamais cru si grand devant les hommes, ni avancé devant Dieu dans la réparation de ses péchés et le scandale de sa vie ».
Quant au grand Dauphin, mort avant d'avoir pu lui succéder, «De caractère, il n'en avait aucun… sans vice ni vertu, sans lumières ni connaissances quelconques, radicalement incapable d'en acquérir [
Bossuet avait échoué], très paresseux, sans imagination… sans gout… né pour l'ennui qu'il communiquait aux autres… absorbé dans sa graisse… il eut été un roi pernicieux».
La duchesse de Bourgogne, épouse du petit dauphin était «régulièrement laide, peu de dents et toutes pourries… peu de gorge...» mais sérieuse et mesurée, et elle au moins fut regrettée.
Impossible de citer ici tous les portraits : serviteurs, hommes d'église, généraux, etc.
Si la princesse palatine se révolte contre la persécution au nom de Dieu des protestants par
Louis XIV,
Saint-Simon, décrit surtout la bêtise économique que fut la révocation de l'Édit de Nantes «qui dépeupla le quart du royaume, qui ruina son commerce, qui l'affaiblit dans toutes ses parties, qui…. firent mourir tant d'innocents… qui déchira un monde de familles… qui fit passer nos manufactures aux étrangers, fit fleurir et regorger leurs États aux dépens du nôtre».
Voici pour quelques extraits. le parti-pris mis à part, c'est une source d'information précieuse. Pour ce qui est du style, fougueux et expressif, oeuvre de passion,
Taine le qualifie de vivant mais «bizarre, excessif, incohérent, surchargé», et
Sainte-Beuve de pétulant comme une source trop abondante. La lecture en est distrayante et instructive sur cette époque, mais je préfère la princesse palatine.