Ce texte illustre comment l'écrivain fut l'un des précurseurs qui ont préparé la voie à la modernité dans le monde arabe et instauré une nouvelle relation avec la réalité culturelle et sociale. Dans ce domaine, avec d'autres écrivains et poètes qui résidèrent aux Etats-Unis à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle il a su apporté une contribution décisive.
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Hier encore je me tenais à la porte du temple
Interrogeant les passants sur les mystères et les bienfaits de l’amour.
Et un homme passa, entre deux âges, décharné et renfrogné, qui me dit :
« L’amour est une faiblesse innée dont nous avons hérité du premier homme. »
Puis un jeune homme, robuste et vigoureux, arriva en chantant :
« L’amour est une résolution qui accompagne notre être, et unit le présent aux temps passés et à venir. »
Alors une femme au visage triste qui passait, soupira :
« L’amour est le venin mortel que des vipères sombres et effrayantes diffusent dans l’espace depuis les abîmes de l’enfer,
Afin qu’il descende en gouttes de rosée sur l’âme assoiffée,
Et l’âme s’en enivre un instant, avant de dégriser pendant un an et de rester morte pour l’éternité. »
Mais une jeune fille, au teint vermeil et les lèvres rieuses dit :
« Ecoute, l’amour est un nectar que les fiancées de l’aube versent sur les forts
Afin qu’ils s’élèvent dans la gloire devant les étoiles de la nuit, et joyeux à la face de l’astre du jour ».
Sur quoi arriva un homme en habits noirs, arborant une longue barbe qui tombait sur sa poitrine, et il déclara sévèrement :
« L’amour est une stupidité qui vient avec l’aube de la jeunesse et s’en repart avec son crépuscule ».
Et un autre le suivit le visage radieux et serein, qui dit avec une joie tranquille :
« L’amour est une sagesse céleste qui éclaire notre œil intérieur et notre regard extérieur
Afin que nous puissions apercevoir toutes choses comme les dieux. »
Puis passa un aveugle sondant le sol de son vieux bâton, et sa voix geignait quand il dit :
« L’amour est un brouillard dense qui recouvre l’âme et lui voile les spectacles de la vie,
Afin que l’âme ne voie rien que les ombres de ses désirs
Perdues parmi les rochers escarpés,
Et n’entende rien que l’écho de sa voix criant depuis les vallées de la désolation. »
Alors passa un jeune homme qui jouait de la lyre et chantait :
« L’amour est une lumière céleste qui brille depuis les tréfonds de l’être sensible pour tout illuminer autour de lui,
Afin qu’il puisse apercevoir le monde comme un cortège en marche par les vertes prairies,
Et la vie comme un rêve de beauté entre deux veilles. »
Et après le jeune homme suivait un autre décrépi, et le traînant, tremblant, il dit :
« L’amour est le repose du corps triste dans la tombe silencieuse,
Et c’est la sécurité de l’âme dans les places fortes de l’éternité. »
Puis vint un petit enfant qui avait à peine cinq ans ; il courut et cria :
« L’amour c’est mon père, et l’amour c’est ma mère,
Et nul autre ne connaît l’amour que mon père et ma mère. »
A LA PORTE DU TEMPLE
J’ai purifié mes lèvres au feu sacré pour parler de l’amour.
Mais quand je les ai découvertes je suis restée sans voix.
Avant de connaître l’amour, le psalmodiais des chansons d’amour.
Mais quand je suis venu à le connaître, les mots restaient muets dans ma bouche.
Et les mélodies dans ma poitrine retombaient dans un profond silence.
Par le passé, si vous m’aviez interrogé sur les secrets et les mystères de l’amour,
Je vous aurais répondu avec force d’assurance.
Mais à présent que l’amour m’a paré de ses atours,
Je viens, à mon tour, vous interroger sur les formes de l’amour et toutes ses merveilles.
Qui d’entre vous peut me répondre ?
Je viens vous interroger sur mon être et ce qui est en moi.
Qui parmi vous peut révéler mon cœur à mon cœur,
Et révéler mon être à mon être ?
Dites-moi désormais, quelle est cette flamme qui brûle en mon sein.
Qui consume ma force et dissipe mes espoirs et mes désirs ?
Quelles sont ces mains, légères, douces et séduisantes,
Qui étreignent mon esprit dans ses heures de solitude
Et versent dans le vase de mon cœur un vin mêlé de l’amertume de la joie
Et de la douceur de la souffrance ?
Quelles sont ces ailes qui battent au-dessus de mon lit dans le long silence de la nuit,
Afin que je reste éveillé, observant – je ne sais quoi ;
Ecoutant ce que je n’entends pas, et regardant ce que je ne vois pas ;
Réfléchissant sur ce que je ne comprends pas, et possédant ce que j’ai pas acquis.
Oui, je suis bien éveillé, soupirant,
Car les soupirs et les chagrins me sont plus chers que le bruit de la joie et des rires ;
Je suis bien éveillé dans la main d’une puissance invisible qui me tue et puis me ravive,
Jusqu’à ce que le jour poigne et remplisse de lumière les recoins de ma demeure.
Après quoi je dors, tandis qu’entre mes paupières flétries les ombres de ma veille vacille encore,
Et qu’au-dessus de ma couche de pierre plane la silhouette d’un rêve.
Et qu’appelons-nous l’amour ?
Dites-le moi, quel est ce secret mystique qui se cache derrière votre vie extérieure,
Et vit au cœur de notre existence ?
Quelle est cette immense libération qui arrive comme la cause de tout effet, et comme l’effet de toute cause ?
Quelle est cette hâte qui ressemble mort et vie et fait d’elles un rêve
Plus étrange que la vie et bien plus insondable que la mort ?
Dites-le moi, mes frères, dites-moi, lequel d’entre vous voudrait quitter cette existence torpide
Quand l’esprit sent le contact des doigts blancs de l’amour ?
Lequel d’entre vous ne quitterait pas son père, sa mère et sa maison natale
Quand l’appelle la promise qu’aime son cœur ?
Lequel d’entre vous ne traverserait pas le désert, n’escaladerait pas les montagnes et ne franchirait pas les océans
Pour chercher ce dont languit votre esprit ?
Quel jeune homme, en effet, n’irait pas jusqu’aux confins de la terre
Si l’y attend cette dont le souffle, la voix et le contact lui prodigueront douceur et pléniture ?
Quel homme ne brûlerait pas son âme comme de l’encens Devant un dieu qui voit sa soif et accès à sa prière ?
Alors j’ai baissé les yeux vers la cité des vivants, en me disant : « Ici, c’est pour les hommes riches et puissants. »
Puis j’ai regardé la cité des morts, en me disant : « Et ici aussi c’est pour les hommes riches et puissants. »
Alors je me suis écrié : « Où donc est la demeure éternelle de ceux qui sont faibles et pauvres, Ô Seigneur ? »
Tels furent mes mots, et j’ai scruté les cieux ennuagés, qu’irradiaient les rayons dorés du soleil glorieux.
Et j’ai entendu une voix en moi qui me disait : « C’est ici ! »
Comme tous les hommes, pendant ces vingt-cinq années j'ai aimé le bonheur ;
J'ai appris à me réveiller chaque matin à l'aube et à le chercher, tout comme eux.
Mais je ne l'ai jamais trouvé comme eux,
Je n'ai pas vu ses empreintes sur le sable près de leurs châteaux,
Ni entendu l'écho de sa voix par les fenêtres de leurs temples.
J'ai cherché seul pour le trouver.
J'ai entendu mon âme murmurer à mon oreille :
« Le bonheur est une jeune vierge née et élevée dans la place forte du cœur ;
Elle ne quitte jamais son enceinte. »
Pourtant quand j'ai ouvert le portail de mon cœur pour trouver le bonheur,
J'y ai vu son miroir, son lit et ses vêtements, mais je n'ai pu le trouver lui.
Lecture par l'autrice & Tania Saleh, accompagnées de Pierre Millet
Publié en 1923 puis traduit en 40 langues, le Prophète de Khalil Gibran est universel et intemporel. Ce conte philosophique puise dans les enseignements des trois cultes monothéistes, des religions de l'Inde mais aussi aux sources d'oeuvres révolutionnaires, tels que les écrits de William Blake, de Nietzsche et de Jung. Zeina Abirached offre ici la première version entièrement dessinée de ce chef-d'oeuvre. Dans une chorégraphie d'ombres et de lumières, elle nous invite à rejoindre les habitants d'Orphalèse réunis pour questionner le jeune Almustafa sur les grandes orientations de la vie. Enfant du Liban et de l'exil, comme Khalil Gibran avant elle, Zeina Abirached nous propose de découvrir autrement ce texte magistral dont la force et la portée n'ont pas fini de nous surprendre.
« C'est dans la rosée des petites choses que le coeur trouve son matin et se rafraîchit. »
Khalil Gibran, le prophète
À lire – Zeina Abirached & Khalil Gibran, le Prophète, trad. par Didier Sénécal, éd. Seghers, 2023.
Son : Alain Garceau
Lumière : Patrick Clitus
Direction technique : Guillaume Parra
Captation : Marilyn Mugot
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