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Critique de Presence


Il s'agit d'un premier tome d'une série humoristique, constituant une compilation de gags en 1 bande verticale, chaque page comprenant 1 bande. Il se présente sous un format original : demi A4 vertical, avec des bandes verticales (par opposition à l'habitude des strips qui se présentent sous la forme d'une bande dans laquelle les cases se suivent à l'horizontal). Il est initialement paru en 2010, écrit par Sergio Salma, dessiné par Libon. La première page précise qu'Animal Lecteur illustre chaque semaine le Sommaire du journal de Spirou, depuis janvier 2006.

Le personnage récurrent de ces strips est le Libraire, il ne dispose pas de nom ou de prénom. Il est propriétaire d'une boutique qui s'appelle fort justement BD Boutik. Il travaille essentiellement seul, même si un stagiaire apparaît une fois ou deux. Il reçoit régulièrement de nouveaux arrivages, et il doit gérer le retour des invendus. Bien sûr il voit défiler différents types de lecteurs, pas forcément assez à son goût, mais parfois trop d'un certain type. Il arrive que certains gags mettent en scène 2 lecteurs, sans que le Libraire n'y figure.

Les gags sont bien sûr orientés sur la lecture et sur le métier de libraire. Cela commence par le titre qui est à double sens. le libraire espère bien que certains titres vont cartonner pour pouvoir faire son chiffre d'affaire. Mais il s'agit aussi de la masse de cartons contenant les nouveautés. On peut aussi y voir une allusion aux cartons qui servent à emballer les invendus. le champ de l'humour s'élargit aux différents types de bandes dessinées, avec les classiques (Tintin), les nouveautés, et cette race un peu particulière qui est celle des mangas.

En termes graphiques, Libon dessine des personnages caricaturaux, aux expressions exagérées pour mieux faire passer leur état d'esprit et donner plus de force à leurs ressentis, à leurs émotions. Il y a quelques gags d'ordre visuel, mais la majeure partie repose sur une chute à l'issue d'une discussion, d'un dialogue entre 2 personnages, ou parfois plus. Les strips comprennent en majorité 5 cases les unes au-dessus des autres. Sur les 92 gags contenus dans ce tome, il y en a aussi une partie qui est découpée en 4 cases.

La majeure partie de ces strips se déroule dans la libraire BD Boutik au niveau du comptoir, ou dans la zone de circulation principale. Libon esquisse à grands traits cet endroit : un comptoir sur lequel trône ou non (ça dépend des gags) une caisse enregistreuse, des rayonnages où l'on voit le dos des BD, sans aucun signe distinctif, des piles de BD partout, parfois également des piles de cartons. Au cours de ces gags, le lecteur peut également se retrouver à contempler des adolescents au lycée ou chez eux, des adultes bouquinant dans leur lit ou dans un parc adossés contre un arbre, un monsieur en train de promener son chien, des responsables marketing sur leur lieu de travail, et même un individu dans un confessionnal.

L'artiste représente souvent les individus en plan poitrine, en train de papoter entre eux. La tenue vestimentaire n'est que très vaguement esquissée : t-shirt, chemise, polo. L'accent est mis sur l'expression de leur visage, exagérée pour mieux faire passer l'émotion. Il y a plusieurs trips dans lesquels les individus effectuent des mouvements : déplacer des cartons sur un diable, lire une BD, apporter une BD au comptoir pour la payer. À nouveau les dessins sont caricaturaux, mais ils montrent bien l'action en question. La narration visuelle est donc entièrement inféodé à mettre le gag en images, débarrassée de tout enjolivement visuel.

De fait chaque gag se lit ou s'assimile rapidement, les phylactères portant l'exposition et la chute. Toutefois le fonctionnement de quelques gags repose également sur des informations contenues dans les images, comme une baffe donnée par un personnage, ou une action effectuée. Pour ceux qui sont exclusivement constitués de dialogues, les images rendent les échanges vivants, et permettent au lecteur de constater la réaction de chaque phrase sur le visage de l'interlocuteur. La narration graphique n'est donc pas pauvre, elle est juste en retrait par rapport au gag, et dépouillé pour mieux le mettre en valeur.

Dans un premier temps, le lecteur se demande si Sergio Salma sera à même de débiter des gags variés sur un domaine restreint comme celui de la librairie et des avanies de son libraire. Bien sûr il y a les cartons des nouveautés qui arrivent, qui croisent les cartons des invendus qui sortent, avec peut-être plus d'invendus que de nouveautés, et il y a les clients parfois bien lourds qui veulent justement ce qu'il n'y a plus en stock, ou au contraire la nouveauté qui ne sort que dans 3 jours. Il y a aussi une forme d'échelle des valeurs culturelles, à commencer par la BD qui n'est qu'un pis-aller de la vraie lecture, et le manga qui est encore plus bas, soit un pis-aller de la BD.

Rapidement, le lecteur se rend également compte que le scénariste manie les références avec adresse et intelligence. Il est fait mention des incontournables classiques comme Tintin ou les Schtroumpfs, mais pas seulement. Les références vont de la BD franco-belge traditionnelle (Gaston Lagaffe, Ric Hochet, Blake et Mortimer), à des ouvrages plus récents comme Titeuf, en passant par des BD plus d'auteurs (comme celles de François Bourgeon), sans oublier les strips américain comme Peanuts, ou ceux de Bill Waterson, et même les BD plus adultes (Reiser est cité). le lecteur de BD se sent donc en terrain connu, dans un ouvrage qui s'adresse à lui et qui parle de sa culture. Il y a même une ou deux blagues sur des termes techniques de connaisseur, comme celui des Gros Nez.

Au travers de ces gags, Sergio Salma dresse aussi le portrait d'une industrie que le lecteur en série observe. Il y a donc la problématique des rayonnages encombrés par des BD qui paraissent plus vite que quiconque ne peut les lire. Il y a le sentiment de dégradation de la qualité des oeuvres produites, corollaire d'une logique qui privilégie la quantité à la qualité, et la gestion de flux, au travail sur des oeuvres sur le long terme (même moyen terme serait déjà un mieux). le Libraire est confronté aux effets de saison, en particulier à une avalanche de titres liés à l'école au moment de la rentrée scolaire, au surnaturel au moment d'Halloween, et aux contes au moment de Noël.

Ces gags mettent également en évidence le travail des responsables marketing, que ce soit au travers de la diversification de l'offre, ou de la segmentation du marché qui empêche d'avoir des titres fédérateurs de l'ensemble du lectorat. Parmi les stratégies marketing, ressort également la déclinaison d'un même ouvrage en plusieurs formats, pour essayer de répondre aux attentes du lecteur occasionnel, du lecteur collectionneur, du lecteur nostalgique souhaitant retrouver le format d'antan pour ses albums de Tintin (celui avec la liste écrite derrière). L'auteur aborde également la raréfaction des magazines de prépublication, ayant pour effet d'augmenter l'attente pour le lecteur, de mensuelle (entre chaque numéro) à annuelle (entre chaque tome).

Au fil des gags, l'auteur met en scène la détresse ou les sentiments de plusieurs personnages. Bien sûr, le Libraire n'en peut plus du rythme effréné des parutions, contraint de déplacer des piles de BD dans un mouvement incessant. Mais il craque également de ne pas pouvoir tout lire, ou ne serait-ce que la majorité des parutions. Dans un moment touchant, il perd contenance devant un client, en essayant de broder des phrases toutes faites sur un ouvrage qu'il n'a pas eu le temps de compulser. Il y a bien sûr toutes sortes de lecteurs, dont le plus grincheux qui trouve qu'il a déjà tout lu, qu'il n'y a plus rien de vraiment nouveau, et que c'était quand même autre chose avant. Mais Salma ne se contente pas d'être moqueur et grinçant : il montre aussi tout l'investissement émotionnel du lecteur guettant la sortie du prochain tome, ou de celui qui rêve à ses héroïnes de papier dans son lit conjugal, aux côtés de sa femme.

Dans un premier temps, l'auteur semble jouer sur le mépris qu'inspire les mangas, une sorte de sous-BD pour lecteurs encore plus attardés. Puis, il met en avant le fossé culturel entre les lecteurs de BD et les lecteurs de mangas, en montrant un enfant n'ayant rien compris à un album de Tintin (Tintin au Tibet) parce qu'il l'a lu de droite à gauche. Mais arrivé en page 54, il établit de manière patente que les lecteurs de manga sont capables d'être aussi cultivés que les autres, et que les mangas se prêtent aux analyses critiques tout aussi techniques que les meilleures BD, voire même que les vrais livres sans image. Salma & Libon savent marier avec adresse le rire et les autres émotions, avec un superbe gag mettant en scène un lecteur et un créateur de BD ayant connu son heure de gloire 20 ans auparavant.

Alors que le lecteur s'apprête à lire une anthologie gags qu'il estime nombriliste dans un périmètre limité, il constate qu'il s'agit d'une lecture copieuse qui demande plus qu'un quart d'heure pour en venir à bout, que les auteurs connaissent leur sujet sur le bout des doigts, et qu'ils ne se contentent pas de pointer du doigt les travers de l'édition et des lecteurs. Il ne s'agit pas d'un humour à se taper sur les cuisses, mais d'un humour respectueux des autres, qui reflète à la fois le microcosme d'une librairie, l'industrie de la BD, et, au travers elle, qui dresse en filigrane le portrait de plusieurs aspects de notre société, sans oublier les autres émotions.
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